vendredi 1 mars 2013

LA REVOLUTION COUVE



Journaliste radio pendant près de vingt ans, Philippe Couve, a vu sa carrière basculer avec l’arrivée d'Internet. Partisan du web de la première heure, il occupe actuellement le terrain du consulting et de l’enseignement. Aucun regret pour cet homme de médias moderne qui souhaite continuer à faire partie de l’avant-garde, « au croisement de la formation et de l’information ».

           
« Au départ, je me disais que j’allais être reporter-photographe, ou bien ébéniste » raconte Philippe Couve, 45 ans. Très vite, un professeur de français revenu de Kaboul attise la curiosité du collégien pour le voyage. « Je voulais voir comme les gens s’en sortaient ailleurs, explique-t-il, j’avais en tête le vers d’Aragon ‘‘Est-ce ainsi que les hommes vivent ?’’ ». 20 ans plus tard, il retrouvera également dans le web l’aspect artisanal qui l’ancre dans une dimension plus concrète que littéraire.

1988. Le jeune diplômé d’un DEUG d’économie, s’inscrit aux concours du CFJ et de l’ESJ. Loin de les passer par dessus la jambe, il y va néanmoins sans trop y croire. Ô surprise, il est admis haut la main à Lille et Paris. Il choisit Paris, sa ville natale.




« CAP de journalisme »

« L’intérêt du CFJ résidait dans l’aspect non académique des études. On était sur l’établi à côté du charpentier-maître. A l’époque, on disait ‘je fais un CAP de journalisme’’ » s’amuse l'ancien ''artisan journaliste'' . Il s’agit déjà pour l’apprenti « d’être porteur de questionnements éthiques dans la pratique, pour éviter de devenir un technicien ». On retrouve toujours un mouvement de balancier chez l’homme, entre radio et Internet, formation et information, technique et théorie. « En deuxième année, je ne voulais pas choisir. Je voulais tout faire ». C’est probablement de cette indécision initiale que vient son amour du multimédia.

En 1990, tout juste diplômé, Philippe Couve se lance finalement en radio. « J’ai fait un double-stage de fin d’études à France Inter, au service reportage, puis à RMC » détaille-t-il. Le débutant s’illustre en journaliste ‘‘couteau suisse’’, passant du journal du soir présenté depuis Monaco au flash de nuit sur France Inter, de l’AFP audio aux piges en presse féminine. Il pose enfin ses valises à RFI en 1992. Il y restera près de vingt ans.  


Les années ‘‘nuit blanche’’ à RFI : de la polyvalence au reportage

« J’ai d’abord passé une année à faire des remplacements sur tous les créneaux : revue de presse, tranche du matin, journal du soir… Puis de 1992 à 1995, je me suis levé à une ou deux heures du matin pour présenter les premiers journaux ». Loin de se plaindre, Philippe Couve tire du positif de ces années ‘‘nuit blanche’’. « Cela m’a appris mon métier » conclut-il.

L’humilité permet au mordu de l’antenne de concrétiser sa vocation de reporter. « Pour les présidentielles 1995, je prends ce que personne ne veut faire : couvrir simultanément la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen et celle d’Arlette Laguiller ». Ce sera sa porte d’entrée au service reportage politique de RFI. Il sillonne alors l’Afrique et les Balkans avec l’adrénaline comme moteur, et une double-mission : « être un ‘‘pompier de l’actu’’ et développer des sujets au long court. C’était une période magique pour moi » confie-t-il.




« Mettre de la radio dans le web »

1995 représente un tournant dans la carrière du jeune reporter coïncidant à l’émergence d’Internet. Le bricoleur du web 0.9 crée sa première adresse mail et prend conscience du potentiel de l’invention. Philippe Couve est-il visionnaire ou simplement moderne ? 

A RFI, deux postes de rédacteurs en chef adjoint se libèrent au service web en 2000. Philippe Couve, qui signe ses premiers reportages multimédia deux ans plus tôt, n’hésite pas une minute. « Mes confrères étaient atterrés de ma motivation. Comme si j’allais réparer des ordinateurs ! » se rappelle-t-il. Rétrospectivement, le regard porté est honnête : « à l’époque, je vois dans le web un immense champ à labourer. Mais c’est seulement après avoir quitté RFI que je vois bouger le modèle économique. Jusqu’en 2006, j’ai essayé de mettre de la radio dans le web ». Philippe Couve aura ainsi passé plusieurs années à prêcher des profanes à la direction de RFI.


L’Atelier des médias : première web émission participative

Philippe Couve repasse alors du côté radio où il « essaie de remettre une dose d’Internet ». La web émission participative L’Atelier des médias voit le jour. C’est la première du genre en France consacrée aux nouveaux médias. Le programme s’appuie sur son propre réseau social. A l’époque, Twitter émerge à peine. Et Facebook n’est pas loin d’être une plateforme de drague pour copains d’avant.

« Sur RFI, le site Mondoblog a permis tout d’un coup à un Africain de s’exprimer sans passer par le truchement d’un média occidental », insiste Philippe Couve. « Les gens doivent pouvoir réaliser des choses ensemble en dehors de la radio. L’émission est un déclencheur ». Mais le partisan de l'amoureux du web ne peut que constater le divorce entre la logique horizontale de RFI et la sienne, ouverte aux réseaux.



« Être média, c’est être médiateur »

Si Philippe Couve veut démontrer qu’il reste en phase avec les grandes évolutions technologiques et sociétales, c’est pour valoriser la figure du journaliste créateur de lien. Si avant Internet, deux lecteurs se liaient à travers un magazine, un journal, « aujourd’hui, avec Internet, on peut provoquer l’échange à travers le contenu, les convictions, les centres d’intérêts… Être média, c’est donc permettre cette mise en relation. Et c’est probablement plus facile pour des gens de radio, car ça fait partie de son ADN ».

Les réseaux sont le centre de gravité autour duquel tournent bloguers et journalistes, tous internautes. « Le boulot des journalistes est donc de considérer que cet écosystème a changé, et d’essayer d’y retrouver leur place ». En 2010, Philippe Couve quitte donc RFI, persuadé que le bloguer de quinze ans d’aujourd’hui sera le leader d’opinion de demain. La transmission de l’information et du pouvoir est aussi dans l’ADN de ce fils de professeur des écoles qui ne tolère pas plus longtemps le conservatisme ambiant. 




« Un tsunami dans le monde de la formation »

Philippe Couve se lance dans l’aventure de pure players comme Rue89 et Owni, mais cette fois du côté de la formation. Il sent venir « les premières vagues d’un tsunami dans le monde de la formation ». « De la même manière que le monde de l’info a été chamboulé, celui de la formation va l’être. Je pense qu’il y a des projets extraordinaires à monter là-dedans ».



Arrivé en milieu de carrière, il semble ne plus avoir le désir de flotter sur la bouée de secours d’un océan de médias portés à bout de bras par les aides publiques. Il souhaite inscrire son activité non seulement là où on peut vivre, mais surtout où la nouveauté des projets réside vraiment : dans le conseil en développement éditorial, pour inventer des contenus adaptés aux nouveaux usages. « Aujourd’hui, je tire mes revenus des cours à l’école de journalisme de Sciences Po ou à l’université de Metz. Ma société Samsa est un organisme de formation professionnelle. J’interviens pour France Télé, Radio France, Nice Matin, La Voix du Nord. Mais aussi comme consultant pour des ONG comme Médecins sans Frontières qui rencontrent de nouvelles problématiques médias ».


« Un paysage en évolution constante »

On est en droit de se demander quelle est la part subie dans un tel parcours. Le consultant part d'un constat clair : le spectre d’un média généraliste avec des journalistes rubricards n’est quasiment plus finançable. La période est particulièrement instable. Il l’a vu venir. « Le réagencement des médias va prendre du temps car on est dans un paysage en constante évolution » prédit-il. Dans les sables mouvants économiques du numérique, il tente des alliances parfois infructueuses. En décembre 2011, il prend rédaction en chef de Newsring, premier site français de débats, fondé par Frédéric Taddeï. « Je suis parti après deux mois de production et un mois de mise en ligne, le jour où on a publié comme sujet : ‘‘Michael Vendetta doit-il faire de la politique ?’’ ».

Philippe Couve a des projets éditoriaux dont il ne peut encore parler. L’avenir est-il aussi incertain pour lui que pour les médias en général ? « La commission de la carte considère que ce qu’on fait en formation continue ou initiale n’est pas du journalisme, mais les photographes de presse people voient leur carte renouvelée sans problème ». De nombreuses questions (attribution de la carte, versement des aides…) restent donc en suspend. Et finalement, qu’est-ce qui pourrait le faire revenir au journalisme ? « Un projet intéressant ». Tout simplement. 


lundi 31 décembre 2012

Here We Go MaJiKer !


photo : Raphaël Neal
"Explorer" : c’est le mot qui revient le plus dans la bouche de Matthew Kerr, alias MaJiKer. Ce musicien vorace, producteur, arrangeur, compositeur, remixeur, qui s’est installé depuis 8 ans à Paris, est plus connu pour avoir co-réalisé les 2 meilleurs disques de Camille : Le Fil en 2005 et Music Hole en 2008. Depuis il a sorti 2 albums sous son nom : Body-Piano-Machine en 2009 et le dernier il y a un an, The House of Bones. Avec un fil directeur : « exister entre 2 mondes », l’expérimentation et la pop. Entre quelques réflexions sur le succès, l’inspiration, le travail et le courage d’oser être artiste pop, la gratitude, et un flash back sur sa rencontre avec Camille, il lâche un nom pour l’avenir : celui de Christine and the Queens.

Premier souvenir de MaJiKer en 2005 dans un forum Fnac : il est à la droite de Camille, en débardeur gris, quelques paillettes sous les yeux, un ruban posé sur les épaules. Au clavier, et avec Sly Johnson, à coups de claps, beatbox, bruitages, le trio fabrique quelque chose entre la chanson, le hip hop et la pop encore jamais entendu en France.

7 ans après ce souvenir, et après l’avoir vu une dizaine de fois sur scène, laissons Matthew Kerr dire qui est MaJiKer : « J’ai un créneau un peu spécial : au départ je suis musicien, arrangeur, producteur, réalisateur. Il y a beaucoup de choses que j’ai envie d’explorer, mais je n’ai jamais eu envie de tout laisser tomber pour faire ma propre musique. Mes albums enrichissent mes productions et vice versa. Je suis en train de faire un remix pour la chanteuse italienne Erica Mou que j’accompagne actuellement sur scène, après avoir co-réalisé son album avec l’Islandais Valgeir Sigurdson qui avait mixé Music Hole, avec des sons que j’ai déjà préparés. Donc rien ne se perd ».

Si MaJiKer n’a pas encore rencontré le grand public, il sait que rien n’est invariable : « il me faut juste composer un troisième ou un quatrième album qui attire davantage l’attention. Les gens redécouvriront ensuite mes anciens albums » dit-il sans la moindre prétention, avec un optimisme à toute épreuve. Le dernier né s’appelle The House of Bones, et il est de l’aveu de son auteur, à la fois très personnel et comme une carte de visite. Il explore la dimension acoustique des rythmes et des mélodies, en s’appuyant sur deux instruments rares dans la pop : la viole de gambe et le marimba. Il plante aussi un décor fantomatique avec une modernité dont très peu de musiciens sont capables, surtout dans la période actuelle que MaJiKer trouve, à raison, assez conservatrice, « où une partie du public et des journalistes n’a plus le temps d’écouter vraiment la musique ».


« Et finalement on s’est rendu compte qu’on avait fait l’album »

Matthew Kerr, est d’une certaine manière un initié, mais surtout un travailleur. Il commence le piano à six ans, comme s’il était « né avec la musique ». Mais son instrument de prédilection, ce sont les percussions orchestrales. Au moment d’entrer au collège il fait le bon choix après avoir beaucoup hésité entre une fac de théâtre et une fac de musique. Et il est possible que ce choix lui ait épargné quelques années d’incertitude : « je me suis inscrit dans une fac d’arts où on étudiait la musique du monde et beaucoup de musique contemporaine, expérimentale. Pour autant, je n’ai aucune connaissance du classique. Je ne peux pas dire la différence entre Schubert et Schumann. Je ne connais même pas bien Mozart. Mon diplôme en lui-même ne m’a pas appris grand chose. Mais j’ai eu le temps de me concentrer pendant 3 ans sur mes projets : des musiques pour des installations sonores, des pièces de théâtre, des films... beaucoup de collaborations ».

Diplômé à 21 ans, Matthew s’essaie d’abord à la pop à Birmingham, mais le résultat n’est selon lui pas immédiatement probant. Pendant une courte période, il connaît le seul writer’s block de sa vie. « Il fallait juste faire une pause, pour se sentir libre à nouveau ». Il rencontre Camille à peu près à cette époque qui, elle, diplômée de Sciences Po, sort son premier album Le Sac des Filles. La démarche de Matthew commence à prendre forme quand il décide de mélanger ce qu’il a appris à la fac avec la pop. Camille, elle aussi, est dans une telle démarche, « expérimentale, mais accessible ». C’est de cette collusion qu’est en partie né Le Fil :
« Deux ans après mon diplôme, en 2004, Camille est venue chez moi à Birmingham 5 ou 6 fois par tranche d’une semaine, entre deux dates avec le groupe Nouvelle Vague. On a commencé de manière très organique. On riait beaucoup. Camille a amené le concept sonore du bourdon. Un jour, on a fait une pause pour aller chercher quelque chose à manger au supermarché, et on s’est dit : ‘‘tu te rends comptes qu’il va falloir tout réenregistrer en studio ?’’. Au départ, l'idée c'était : on fait les maquettes, puis on va les présenter au label. Finalement on s’est rendu compte qu’on avait fait l’album chez moi. Il ne manquait que les basses, les éléments de piano, les petits éléments classiques qui nécessitaient un studio. Et là c’est Camille qui s’en est occupée à Paris parce que j’habitais toujours en Angleterre. Elle avait déjà en tête de bosser avec Martin Gamet pour la contrebasse qu’il utilisait aussi de manière percussive ».

« La créativité c’est le fait de prendre des décisions »

Sept ans après, est-ce qu’on mesure bien tout ce que ce disque a changé dans le paysage de la chanson ? « Je me suis dit il y a quelques semaines que personne ne parle des arrangements instrumentaux » relève MaJiKer, « alors qu’il y a de la guitare, du piano, de la basse, du trombone partout. Le travail principal est sur la voix, mais finalement, il y a plein de choses qui se passent, petites et subtiles ».

A l’écoute de The House of Bones, on perçoit d’autant mieux le rôle clef de MaJiKer sur l’album Music Hole, notamment sur des chansons comme Home is where it hurts qui présente une familiarité d’ambiance, de mélodie et de rythmes avec son dernier album. « J’ai été très présent sur cet album » commente-t-il. « C’était très fusionnel. L’idée de chaque chanson et leur forme viennent de Camille. Je l’ai surtout aidée dans le développement de ses idées. Camille venait avec des chansons à différents stades d'avancement. On cherchait ensemble les accords, la structure, puis des arrangements ».

On sait Camille, comme Björk ou Thom Yorke, capable de composer dans une bulle. Pour celui qui l’a fait accoucher d’une partie de son talent, qui l’a accompagnée sur scène de 2005 à 2008, il est impossible de répondre avec précision à la question du moment de l’inspiration. « A l’époque elle chantait beaucoup dans la rue, elle avait un dictaphone. Je demande souvent aux chanteurs comment ils composent et souvent ils répondent : ''je ne sais pas''. La créativité c’est pour moi le fait de prendre des décisions, à la fois instinctive et réflexive sur une mélodie ». Contrairement à un Sébastien Tellier qui fait confiance, soi disant, au hasard,  MaJiKer semble être à la fois dans un mélange de rationnel et de mystère. « C’est si intérieur que c’est pratiquement impossible de savoir d’où ça vient. On peut être au piano, dans la rue, écouter un groove, ça peut venir de n’importe où. Camille, c’était des petits moments d’impro qu’elle avait enregistrés ou qui lui sont restés en tête. Parfois elle s’assoit au piano et joue les morceaux en entier. Sur Le Sac des Filles, elle avait déjà composé 1,2,3 intégralement. Elle est très flexible ».


Une rencontre prometteuse avec Christine and the Queens

Croisé à l’Espace B, petite salle parisienne à Paris en janvier 2010, MaJiKer se plaignait de l’absence de projet ambitieux en France depuis Camille. Mais il semble qu’une jeune chanteuse ait enfin trouvé grâce à ses yeux : « depuis 7 ans que je vis à Paris, je n’avais rien découvert de génial. Mais là je viens de rencontrer Christine and the Queens. Elle joue beaucoup avec les genres : elle fait le mec qui joue la femme. Elle écrit les meilleures mélodies que j’ai entendues en France depuis longtemps. A 23 ans, sa marge de progression est grande. Nous sommes contents de nous être rencontrés, ça nous rassure de se dire qu’il y a encore des gens pour mélanger performance et pop ». Une collaboration future est même envisageable.

Mais, qu’est-ce qui cloche à Paris pour que les musiciens originaux soient si rares ? MaJiKer a quelques éléments de réponses. Pour commencer, c’est toujours le texte qui gagne par K.O. sur la musique au premier round, « sauf avec des gens très cultivés qui savent faire de la musique comme Camille ou dans le rap qui est, malgré la vulgarité et les horreurs dites sur les homos ou les femmes, un des seuls espaces d’expérimentation en langue française. Sinon, les chansons se passent toujours à l’intérieur, on chante sur l’achat de son clic clac etc… ». Les chansons d’ameublement standardisé pour 18 mètres carrés agacent MaJiKer. Comme on le comprend. « Paris est une très belle ville, mais rien n’y est mystérieux. On se sent tout petit, on est claustro. Gainsbourg, lui, a eu l’intelligence d’aller chercher l’inspiration à l’étranger ».


Incollable sur l’Eurovision

MaJiKer aussi puisqu’il a enregistré une partie de son dernier album au sud-ouest de l’Islande et qu’il a comme projet de reprendre des chansons traditionnelles scandinaves sur la nature, avec des guests. Pour lui, la prédisposition des scandinaves pour la pop est un mystère. Peut-être sont-ils le produit d’un environnement unique ? « Pour un pays développé, la Suède n’a pas peur du silence. Si tu te perds dans la nature en Islande, tu peux avoir une frayeur archaïque, quelque chose qui remonte à très loin ».

L’expert de l’Eurovision qu’il est relève que sur 42 groupes sélectionnés pour la prochaine édition, dix productions seront Scandinaves. Il faut s’y résoudre : MaJiKer est incollable sur toutes les émissions de l’Eurovision depuis 1956. Il tweete beaucoup sur l’événement. On lui demande : Frida Boccara tu connais ? « Bien sûr, Un jour un enfant, c’est une belle chanson ». Et cela me rappelle une interview en 2005 à Reykjavik où le chanteur de Sigur Ros m’avait surtout parlé d’Iron Maiden et Metallica alors qu'on l'aurait attendu sur des musiques plus savantes. MaJiKer, lui, s’anime quand il faut raconter l’Eurovision. Rappelons que c’est le show le plus suivi de la planète avec 120 millions de téléspectateurs. C’est un peu la Coupe du monde de la chanson, qu’il regarde pour son aspect document historique de la pop.


« J’essaie de développer un beatbox flippant »

Peut-être alors que les Français ont globalement cette particularité d’avoir une vision étriquée du genre, alors qu’ils ne sont eux-mêmes pas toujours loin du kitsch. Faudrait-il plutôt envisager la pop comme un des moyens de faire un show ? MaJiKer conseille de sortir du champ de la pop pour en faire : « si on cherche quelque chose qui manque dans une chanson, il ne faut pas le chercher dans la pop. En ce moment j’écoute beaucoup de musique du Caucase, et même de la mauvaise musique indonésienne pour essayer de comprendre ce que les mecs ont voulu faire. Je peux écouter beaucoup de musique que je n’aime pas avec concentration ».

De cette extrême diversité, MaJiKer tire une cohérence, un concept, à chaque album : « sur Body-Piano-Machine le concept était le choix des instruments. Cette fois-ci, le choix c’était l’ambiance. Je voulais imposer une atmosphère qui dure tout au long de l’album. Sur le premier, tout le monde m’a dit : ‘‘si tu te limites à 3 éléments, tous les morceaux vont se ressembler’’. Moi j’ai fait un album hyper éclectique, peut-être même trop. Je voulais une continuité, sans que l’auditeur ne s’ennuie. Comme un film, un voyage. J’aimais l’idée qu’on puisse explorer le corps avec le beatbox et les percussions corporelles, mais aussi avec des instruments acoustiques. La viole de gambe se joue de façon très physique. Liam Byrne en joue sur The House of Bones, on le voix bouger, on l’entend respirer sur ses solos, même si il ne frappe pas l’instrument. J’essaie de développer un beatbox fantômatique, flippant, en plus du côté rythmique ».


« Madonna n’était ni la meilleure chanteuse, ni la meilleure danseuse, ni la plus belle, mais... »

Dans la constellation de MaJiKer, il y a ses albums, des noms connus comme ceux de Camille ou de Valgeir Sigurdson, d’autres moins connus en France comme ceux de Sacha Bernardson, Erica Mou, Indi Kaur. Contrairement aux compétitions comme l’Eurovision, il rejette toute idée de rivalité entre artistes. « La compétition, la comparaison, ça n’est jamais bien parce qu’on y retrouve l’aigreur. Dès que je reconnais cette attitude en moi quand je suis quelqu’un sur Facebook ou Twitter, j’essaie de me remettre à ma place, de ne pas laisser l’ego s’interposer ». Si MaJiKer adopte une attitude bienveillante, et développe le sentiment de gratitude, il n’est pas spécialement indulgent avec tous les musiciens. « Il ne suffit pas d’aimer la musique pour en faire » dit-il, « entre l’univers visuel, le texte, la voix, les arrangements, l’ambiance... il y a énormément de dimensions à développer. J’aime la spontanéité de Grimes par exemple mais avec un producteur, elle aurait pu aller beaucoup plus loin. L’album est excellent mais un peu répétitif. Libérer un talent qu’on ignorait c’est bien, et il faut profiter de la liberté de notre époque, mais maîtriser son art c’est autre chose ».

Le talent (plutôt inné) et le travail (acquis) comptent. Mais la dialectique, le dépassement, c’est... « les couilles ». L'Anglais s’explique : « je connais pas mal de chanteurs qui n’ont même pas sorti leur premier album alors qu’ils bossent depuis 2, 3 ou 4 ans dessus. Ils n’y croient pas. Moi, si j’ai un remix à faire et que je ne sais pas par où aller, je commence toujours par faire quelque chose, parce que ça finit toujours bien. Le maître mot c’est ''confiance''. Et pour la confiance, le mantra c’est : ‘je m’en fous, j’y vais’’. Madonna n’est ni la plus belle, ni la meilleure chanteuse, ni la meilleure danseuse. Mais avec sa personnalité, c’était impossible que ça ne marche pas. Pareil pour Lady Gaga. Ceux qui sont mauvais artistiquement ont du talent dans d’autres domaines. Si tu as du succès, tu le mérites parce que ça veut dire que tu as un public qui t’apprécie. Après, pour durer, il vaut mieux faire de la bonne musique ». Indeed.

entretiens : fins mars 2012

lundi 30 janvier 2012

Entretien avec Damien Gugenheim à l'occasion de son exposition de photos tirées du livre JuxtAPOsitioNs qu'il vient de faire paraître

Il est diplômé d'école d'audio-visuel et de langues orientales. Il parle japonais et commence à connaître le pays pratiquement comme sa poche pour l'avoir parcouru en partie au cours de 5 voyages en dix ans. Il est même capable de merveilles avec un compact numérique standard. A 28 ans, le photographe parisien Damien Gugenheim a, on l'aura compris, 2 passions qui se nourrissent, se répondent, et se juxtaposent. A découvrir dans un ouvrage qui superpose mouvement, transport et suspension du temps, et en exposition à Amiens jusqu'au 25 février. 

Qu'est-ce qui est venu en premier : ta passion pour le Japon ou pour la photo ?

"Message", © Damien Gugenheim
Damien Gugenheim : « c'est un peu mélangé, mais je dirais plutôt ma passion pour le Japon, même si ma passion pour la photo est plus grande. J'ai commencé à vouloir faire des photos fin 1997. Ma grande sœur avait un appareil reflex, ça m'a donné envie. J'ai commencé à m'intéresser au Japon en 1999 dès les premiers mois de cours de japonais que je suivais. J'ai découvert que j'adorais vraiment la photo en 2003. J’étais alors en école d’audiovisuel. Petit à petit j'ai découvert que je préférais l'image fixe au cinéma. Mais mon appareil est tombé en panne et je ne m'en suis procuré un nouveau qu'en 2004. Pendant un an je n'ai donc fait qu'observer, analyser, apprendre la théorie. »

Combien de voyages au Japon as-tu fait ?
« 5 en tout. J'avais déjà eu la chance de partir au Japon pour la première fois en 2000 pendant un mois et demi. Les 3 premières fois ont ressemblé à des séjours plus qu'à des voyages. La quatrième fois a été forte. Je sentais qu'il se passait quelque chose, en photo particulièrement. En 2005 j’y suis retourné seul, et ce voyage a lié les deux passions. J’avais gagné un prix qui prenait en charge les billets d’avion et une somme d’argent couvrant les frais sur place dans le cadre d’un concours de discours organisé par une association placée sous le patronage des divers institutions de collaboration franco-japonaise. J’avais donc l’esprit libre. Je me déplaçais en train et campais. De là viennent mes premières vraies bonnes photos. J’ai photographié une ville par jour pendant 3 semaines. »

Sur quoi travailles-tu en photo ? Quels motifs ? Quelles techniques ? Quels appareils ?
« Le mystère, la multiplication, la répétition, les choses / les machines / les objets qui prennent vie, la solitude aussi. Les portraits me touchent moins. J’en prends assez peu car j'ai l'impression, à quelques exceptions près, qu’ils se ressemblent tous. Niveau matériel, mon premier reflex a été le Pentax MZ-50. Puis le Olympus OM-20 (très bien !) qui m'a accompagné au Japon en 2005, et maintenant le Nikon F3 qui est agréable à manipuler. J'ai aussi un Mamiya 645 Pro que je n'utilise pas souvent car il est un peu trop lourd et encombrant, et bien sûr, en numérique, le Canon Ixus 860 IS. Je n'ai donc pas de marque favorite. Mon prochain appareil sera peut-être un Fuji ou un Hasselblad. Je ne sais pas si j'ai une technique particulière, à part pour le dessin sur pellicule, mais c'est une autre histoire. Pour le noir et blanc je développe mes films et tire mes images manuellement. Je pense avoir vu suffisamment d'images en provenance du Japon pour que ça influe sur mon travail photographique, sans avoir non plus une approche de l’image typiquement japonaise. En général je fais des images simples à comprendre, mais j'aime aussi les autres ! »

"J'aime voir les photos comme des moments finis et infinis en même temps"

Que tu aies fait les photos de JuxtAPOsitioNs avec un appareil numérique standard, compact, en étonnera plus d'un. Peut-on dire que l’œil du photographe prime ?
« Oui, il y a de ça, mais avant tout il faut se laisser imprégner par ce qui nous entoure, ressentir quelque chose, et donc prendre son temps. Et avoir son appareil avec soi. Une photo peut être ratée, au moins on l'aura prise. Il y a aussi un travail d'observation lors de l'editing, le choix des photos. Essayer de comprendre pourquoi telle photo fonctionne et pas une autre, qui fonctionnera peut-être plus tard. Ce n'est pas un travail si instantané. La lumière est importante, c'est vrai, c'est elle qui crée l'ambiance. C'est elle qui fait qu'on peut exposer comme on le désire. »

Quelle est la différence entre la juxtaposition et l'analogie dans ton livre ? Tu sembles expliquer que la juxtaposition est comme le chaos de la mémoire ; au moment de quitter un endroit on revoit des images en puzzle. Alors que l'analogie est plus une façon d'associer délibérément 2 choses pour les renforcer ou les faire correspondre.
« La mise en place des photos ensemble dans le livre a bien entendu été réfléchie. Cependant, d'autres combinaisons sont aussi possibles. Mais je voulais montrer comment une photo pouvait faire entrer en résonance une autre, comme dans les associations de pensée. L'analogie est la "ressemblance" plus ou moins lointaine, tandis que la juxtaposition est le moyen de mieux montrer cette ressemblance, ou de la faire naître. »

As-tu vraiment voulu faire un livre sur le Japon, ou surtout sur la ville et ses métamorphoses dans le temps à travers Tokyo, Kyoto, tel que tu l'expliques en avant-propos ?
« Je n'étais pas parti au Japon dans l'optique de faire un livre, mais dans l'optique de rester dans le même lieu pendant assez longtemps pour voir l'évolution de ce lieu et des gens qui y habitent. Mais à partir du moment où je prenais ce lieu en photo, il était clair que j'allais montrer ses transformations dans le temps. »

 "Invasion", © Damien Gugenheim
"Je travail sur le mystère, la multiplication, la répétition, les choses / les machines / les objets qui prennent vie, la solitude."

Tu confrontes 2 conceptions du temps  : l'une assez occidentale de la linéarité ("comme tout voyage ce livre a une fin"), mais tu suggères aussi l'inverse un peu comme un mot palindrome ou un chiasme ("ou bien est-ce l'inverse : comme toute fin, il y a un voyage"). Et cela semble complètement correspondre à la conception cyclique extrême orientale du temps. On le sent dans ta démarche (déplacement jour et nuit, au fil des saisons, aller retour), mais comme as-tu fait pour que ce soit sensible dans tes photos ?
« Question difficile ! Le livre, comme le voyage ont une fin "physique". Mais qui ne se replonge pas à l’occasion dans un livre, ou y repense, comme on repense à un voyage qui nous a marqués ? Les voyages font partie des événements marquants de notre vie, qui s'inscrivent en nous. J'aime voir les photos comme des moments finis et infinis en même temps. C'est peut-être pour cela que j'ai du mal avec les portraits. »

Comment te prépares-tu, après avoir mis tes souvenirs en livre, à mettre le livre en expo ?
« Ce n'est pas facile car il y a des contraintes techniques. En tout cas je ne veux pas exposer le livre tel quel en photos grands formats. Cela n'aurait aucun intérêt. Les photos seront donc présentées seules et non par paires.
Pour cette expo il y aura une dizaine de photos. 2 très grands formats, 3 petits et 5 de taille moyenne. Les 2 grandes photos seront exposées l'une à côté de l'autre, mais ne formeront pas une paire comme dans le livre. L'une des photos de taille moyenne devrait être toute seule et les 3 petites seront présentées verticalement. Je m'adapte au lieu en quelque sorte. C'est le principe d'une exposition : il y a des contraintes, mais de ces contraintes (d'espace généralement) peuvent naître des idées intéressantes."

Tes prochains projets ? Ce livre te donne-t-il d'autres idées de voyages au Japon ou ailleurs ?
« J'aimerais enfin finir ma série sur les sanctuaires commencées en 2005, peut-être pour en faire un livre également, et donc pour cela repartir au Japon. J'aimerais également exposer mes séries sur les machines. En gros, pour l'instant, finir les projets commencés. Et puis repartir à l'aventure. Quand ? Je ne sais pas! Pour faire des photos j'aimerais aller là où on n'a pas l'habitude de voyager. J'avais vu un reportage sur les croisières en porte-container... Ce genre de chose peut-être. J'espère que ce livre va jouer un rôle de détonateur. Plus rien ne sera comme avant. Savoir que je peux mener à bien un projet aussi long, quelque soit les circonstances, donne envie d'en faire encore plus ! »

Damien Gugenheim expose des photos tirées de son livre JuxtAPOsitioNs du 31 janvier au 25 février à "Chapeau melon et piles de livre", au 11 rue des Lombards, à Amiens. 

Plus d'infos et achat du livre sur le site :
http://www.damiengugenheim.com/fr/accueil.html

vendredi 30 décembre 2011

THE DARK KNIGHT RISES : BOUCHE COUSUE

Le deuxième trailer de The Dark Knight Night Rises est déjà, 10 jours après sa propagation sur la toile, le plus vu de la micro histoire du format, et donne cours à toutes les spéculations. J’ai aussi passé un œil dans le trou de la serrure et suis resté bouche bée devant l’hébétude et la faiblesse physique qui annoncent, au commencement du Batman 3 de Chris Nolan, un héros à son crépuscule.


« Le masque juxtapose et mélange des êtres et des objets que la violence sépare. Il est au-delà des différences, (...). » (René Girard, La Violence et le Sacré)


Depuis Batman Begins, premier épisode du reboot, le héros n’est pas le seul à avancer masqué. L’épouvantail, psychiatre dans le civil, a le visage totalement recouvert, par un fétu de paille. Dans The Dark Knight, le maquillage du joker est à lui seul un masque dont le rouge à lèvre souligne et prolonge le sourire de l’ange, de la commissure des lèvres aux cicatrices. Le travail de Heath Ledger sur la voix est impressionnant, entre grotesque et grondements furibards, rires fous et murmures. Inversement placide, plus cruellement inexpressif encore, Bane, Dans The Dark Knight Rises, ne se cachera ni derrière une raison sociale, ni derrière un quelconque maquillage. Il porte un masque qui, dit-on, le ravitaille en gaz anesthésiant suite à une blessure, et lui cache les oreilles, le nez et la bouche. Sa voix s’en trouve déformée, à la Darth Vador. Au naturel, la voix de dur à cuire de Tom Hardy qui l’incarne, semble déjà faite pour intimider...

Bane démasqué (prologue)
Pour Batman c’est l’inverse : la seule partie exposée et reconnaissable du corps est la bouche, le bas du visage. Mais la voix est déformée elle aussi, saturant l’aspect atone du timbre de Christian Bale, coupant les graves, ce qui donne actuellement lieu à pas mal de parodies hilarantes sur le net, mettant en scène un justicier asthmatique qui aurait abusé des Monster Munch. Les voix aux hormones prévalent dans ce genre de film, assez loin des compositions plus carnavalesques de Danny de Vito et Jack Nicholson chez Tim Burton.

Dans nos sociétés, on ne peut pas tout être à la fois. On ne peut être le pauvre, le riche et le vengeur masqué. D'où la fonction du masque. Harvey Dent est dès le départ placé sous le signe des gémeaux, mais on ne voit encore que le chevalier blanc, le masque de la justice. Puis le masque social tombe et découvre sa dualité. Double face est un personnage paradoxal dont la moitié défigurée fait cohabiter le Bien et le Mal. Il est tel que ses pulsions le poussent à être. "Pourquoi devrais-je cacher ce que je suis réellement ?", dit-il au moment où il décide d'entrer en vendetta. Il essaie de tirer des informations à des psychotiques qui n'ont pourtant pas le même mode de fonctionnement que lui. Alors que le Joker porte le masque de la folie en permanence. Il est toujours le même et se défend pourtant d'être fou. Il explique aux mafieux que Batman a montré à Gotham leurs vrais visages. On a le sentiment que le combat contre le mal est un combat contre la folie extérieure et l'aliénation intérieure. Batman est tout le contraire, obligé d'alterner les masques (sociaux ou symboliques) pour maintenir son intégrité.

Blockbuster et pari artistique

Warner Bros avait, rappelons-le, engrangé 1 milliard de dollars de recettes avec le précédent épisode de la franchise. Un succès en grande partie dû aux parti pris artistiques audacieux pour un blockbuster : maîtrise absolue du rythme, du montage et des plans, composition d’un méchant sidérant éclipsant volontairement le super héros, dédoublements à l’infini de la figure du héros et du méchant, lutte aux frontières du bien et du mal, les termes du couple pouvant se retourner au moindre faux pas, réflexions en creux sur la nature d’un pur terrorisme dépourvu de motif politique, et les possibilités de le combattre en lui opposant des versions trafiquées de l’histoire - pour le chevalier noir, la fin, justifie les moyens -, absence de happy end ou cliffhanger facile, et surtout bon dosage des scènes de combats, dans un film d’action finalement assez psychologique.


Un Bruce Wayne hébété

Mais ce qui frappe le plus dans le trailer 2, c’est le caractère circonspect de Bruce Wayne, sermonné, informé, inquiété, averti, pris au piège. Il renoue ici quelque peu avec l'impression laissée par Michael Keaton chez Tim Burton il y a plus de 20 ans, toujours mutique, voire prostré, parfois simplement distrait, absent ; d’autres fois absorbé par ses pensées, sombre, sidéré par les malades qu’il doit prendre en chasse.

grand corps malade

gros comme une maison ou plan clé ?
Plusieurs plans montrent ici que Bruce Wayne a sans doute été blessé à un moment ou un autre puisqu’on croît voir son reflet dans une cloche, claudiquant à l’aide d’une canne, en robe de chambre. Sur un autre plan, le milliardaire fait son entrée dans une réception avec une canne à la main droite, celle-ci est à moitié dissimulée dans l'extrait où il sourit à Marion Cotillard (qui jouerait Miranda Tate), près d’une rambarde. La seule fois où il prend la parole dans le trailer, Wayne est en guenilles, dans une sorte de mélange entre une prison et la batcave. Il demande alors : « qu’est-ce que ça veut dire ? ». Un personnage lui répond : « relève-toi (rise) ».


Why do we fall ?

Dans la première scène de Batman Begins, le jeune Bruce tombe dans le puits de son jardin où quelque chose qui n'est pas encore tout à fait un ancrage névrotique - plutôt une terreur d'enfant - se produit dans l’agression par une nuée de chauve-souris. Son père qui descend dans cet enfer, bien harnaché, lui demande : « why do we fall Bruce ? So we can learn to pick ourselves up ». La chute sert à apprendre à se relever, aussi bêtement qu’au vélo - mais elle préfigure aussi l'idée d'une chute morale qui sera celle de Dent : l'incarnation de l'âme partagée de Gotham pour laquelle se battent en duel Batman et le Joker. L’héritier habitué aux hauteurs du manoir a déjà cette angoisse de la chute, peut-être liée au Gotham souterrain. Le jeune Bruce n'est pas très "underground". La rencontre avec le bas du panier, le fond des choses, que ce soit une grotte ou les rues mal famées des Narrows (quartier de Gotham peuplé par les pauvres et les criminels) est un choc qui lui révèle l'immensité des zones non éclairées de sa conscience et la possibilité de la déchéance.

Selon l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco dans son récent ouvrage Lacan envers et contre tout, Freud avait distingué 3 types d'angoisses dans le texte Inhibition, symptôme, angoisse de 1926 : l'angoisse devant un danger réel, l'angoisse automatique comme réaction à une situation sociale et le signal d'angoisse qui semble correspondre au cas du personnage Bruce Wayne (je sais bien qu'on ne traite en psychanalyse que de "sujets" et non de personnages) en tant que "mécanisme purement psychique qui reproduit une situation traumatique vécue antérieurement et auquel le moi réagit par une défense". Ainsi, répondant à ce signal d'angoisse, ne supportant pas la représentation (ou qu'il perçoit comme tel) des chauve-souris à l’Opéra, Bruce s'en défend en entraînant ses parents vers la sortie de secours, dans les bas-fonds où ils se font tuer sous ses yeux. Le paradoxe veut que le milliardaire qui aidait les pauvres se fasse tuer par l’un d’eux. Et si Bruce Wayne retourne toujours dans les bas-fonds, que ce soit dans la Batcave, où dans des quartiers miteux, c’est qu’il a été traumatisé par le meurtre de ses parents dans un tel quartier. Cet endroit de lui-même et du monde l’attire. Wayne s’éprend après tout de Rachel Dawes, la fille d’une domestique hébergée au manoir Wayne qui n'est par définition "pas de son monde". Il désire posséder sa peur pour ne pas qu'elle le possède - pari impossible -, mais veut surtout retourner ses propres peurs contre ses ennemis : le batsignal est un moyen de communication entre Gordon et Batman mais doit servir de signal d'angoisse au sens propre contre les truands.

l'entrée naturelle de la Batcave
Dans le premier trailer de The Dark Knight Rises, on voit clairement un plan de ce puits initial, en contre-plongée, quelqu’un essaie d’en escalader la paroi à mains nues. Dans le trailer 2, quelqu’un est capturé et descendu par ce qui ressemble à ce même puits, dans un antre. C’est là, au milieu d’un labyrinthe d’escaliers, de barreaux, qu’on voit Wayne faire des pompes et dans un autre plan poser la question « what does this mean ? ». Il est clair que ce troisième épisode confrontera plus que le précédent un Bruce Wayne quadra à la résolution de cette chute initiale. Il semble qu’il repassera par la case détention (sans doubler la mise). Comme si le roman initiatique de Bruce Wayne portait en lui-même un recommencement à un âge de sa vie gagné par le doute. En ce sens, Bane pourrait venir déterrer le secret de Harvey Dent, et du même coup celui du milliardaire.


« Démon-gardien » et perversion

Batman peut évoquer Achille pour la colère, le combattant exceptionnel, la gloire dans Batman Begins alors qu'Alfred, le tronc d’arbre, la mémoire généalogique, voire la voix de son maître, voudrait que cet alias soit associé au renom familial dont Wayne dilapide le capital moral pour mieux faire diversion. Il peut aussi rappeler Ulysse pour la dissimulation ou les identités multiples, la ruse qui lui permet de renverser toutes les situations où il est au bord du précipice (l'affrontement final avec le joker). Il est aussi l’aristocrate, comme le héros épique, qui peut grâce à sa fortune, son rang, asseoir son pouvoir et le rendre plus ou moins juste - n'oublions pas que l'histoire est initialement conçue à la fin des années 30. A la fin de The Dark Knight, il adopte enfin une posture christique en endossant la culpabilité de la faute de Dent, pour sauver les habitants de Gotham. Il fait alors le sacrifice du renom héroïque auquel le héros grec Achille n'a pas renoncé pour lui-même.

Wayne face à un Alfred désemparé
Wayne a cette capacité à disparaître au propre et au figuré, car il peut quitter sa place dans la société en abandonnant temporairement son nom pour se cacher, même si sa condition est irrémissible. Cela lui permet de diriger un jour un conseil d’administration, après avoir quelques années plus tôt volé des fruits en Chine. Mais en tant que Bruce Wayne, il sera toujours retrouvé et ramené au sommet d’une tour surplombant la mégapole que les « agents du mal » voudront abattre. Cette élasticité sociale extrême crée une tension intenable. Sans Batman, le mal prospère, mais avec Batman le mal devient mutant. De sorte que Batman est plus là pour aider les autorités légales à être fortes que pour vaincre ses propres ennemis. Il a besoin qu'un autre symbole, sans masque, se substitue au sien pour pouvoir arrêter d'être Batman. C'est l'urgence de retrouver Rachel qui peut lui faire se passer de son masque. Il mélange intérêt général et cause personnelle, ce qui lui fait instrumentaliser Dent y compris à titre posthume ! Mais petit à petit, il devient dépendant de/à Batman parce que, contrairement à Wayne, Batman, comme un dieu, n'a pas de limite.

Wayne pense : « en tant qu’homme de chair et sang, je serai ignoré ou détruit, mais comme symbole je peux être incorruptible et éternel ». Si l’on en faisait une lecture lacanienne rapide, on pourrait dire que Wayne ne vit pas Batman comme un sujet immergé dans un système symbolique qui le détermine, mais comme ce système symbolique lui-même. On n’a pas de relation avec Batman, ni d'échange (« l’amitié m’est un luxe qui m’est interdit »), ni gratitude (« vous n’aurez jamais à me remercier » répond-t-il à Gordon toujours dans le premier épisode). La nomination permet d’acquérir une identité, mais Batman, comme symbole, n’a pas d’identité sorti de ce qu’il fait et non ce qu’il est - tout comme le joker. Et c'est cette absence d'identité a priori qui fait que Wayne se sent bien dans sa tenue de chauve-souris qui représente sa propre ombre. Wayne a été initié au sein de la Ligue des Ombres. Contrairement au personnage de la nouvelle de Chamisso, Peter Schlemil, il n'aurait jamais vendu son ombre au diable. Il serait plutôt du genre à vendre Bruce Wayne au diable pour continuer à vivre dans son ombre, la projection sublimée de ses peurs.

Le Joker et Bane sont 2 figures de la perversion moderne. Le premier jouit de montrer à ceux qui ont des valeurs, des règles, qu’ils peuvent lâchement leur désobéir dans les moments de désespoir. Le second jouit, a priori, de maintenir sa victime en vie artificielle pour qu’au milieu de sa propre agonie, il assiste lui-même à l’anéantissement du monde en lequel il croyait. Le tout avec froideur, là où le joker est dans le pur plaisir, la mise en scène, parfois puérile.

Pour battre ces monstres, Wayne a été initié. Mais il possède aussi la richesse de l'aristocrate qui lui permet d’assimiler et de détourner comme autant de prothèses les prototypes militaires de la science. Son alias doit pouvoir englober le réel et s’y dissoudre à la fois. C’est grâce à cela qu'illégalement il se met en situation de Big Brother en passant contrat avec l’Etat américain pour coffrer le joker dans l’épisode précédent. L'Etat, les services secrets etc... sont étrangement absents dans The Dark Knight, et il semble que le prochain épisode pourrait avoir lieu dans un contexte moins lié exclusivement au "système Gotham City". Pour ne pas commettre de bavure, Batman devrait tirer l’intégralité de ses moyens d'action de Wayne Enterprises. Dès que le symbole s’associe aux pouvoirs publics ou agit pour des motifs privés (sauver Rachel), il transgresse l’incorruptibilité qui était la condition première de son existence. Or, Lacan - toujours expliqué par Roudinesco - "considérait la transgression comme aussi nécessaire à la civilisation que l'ordre symbolique qui permet d'y remédier". Et Batman a beau être un hors la loi, il est aussi le garant d'une idée de la civilisation.

La légende de Batman correspond donc à la croyance contemporaine qu’on peut en finir avec la perversion grâce à la science associée au 5e commandement ("tu ne tueras point" / "I only got one rule" dit-il au joker). Bruce Wayne est obsédé par l’idéal d’être un « démon-gardien », mais jamais un bourreau, jamais celui qui verserait dans le sacrifice ou plus simplement dans la vengeance. Un absolu que disqualifierait Elisabeth Roudinesco - mais son travail n'est évidemment pas d'évaluer la science-fiction - qui avertit dans La part obscure de nous-mêmes : une histoire des pervers : "notre époque qui croit de moins en moins à l’émancipation par l’exercice de la liberté humaine, et pas davantage au fait que chacun d’entre nous recèle sa part obscure, feint de croire que la science nous permettra bientôt d’en finir avec la perversion. Mais qui ne voit qu’en prétendant l’éradiquer, nous prenons le risque de détruire l’idée d’une possible distinction entre le bien et le mal, qui est au fondement même de la civilisation ?".

jeudi 29 décembre 2011

Yann Moix en interview


Alors que Roman Polanski a sorti son dernier film, Carnage, en décembre, retour sur une interview de Yann Moix, très engagé pour la cause du réalisateur à l’époque, notamment au sein de la revue de Bernard-Henri Lévy La Règle du Jeu. C’était le 25 juin 2010, quelques jours avant que la Suisse ne décide de relâcher l’artiste alors assigné à résidence.


Comment avez-vous commencé à vous impliquer pour la cause de Polanski à la revue La Règle du Jeu ?
Yann Moix : BHL a été le premier médiatiquement à réagir à cette histoire. Pour moi, avant même que je lise quoi que ce soit de BHL sur le sujet, j’ai immédiatement commencé à écrire mon livre La meute, comme le soir de la mort de Michaël Jackson. C’est une sorte de réflexe : à chaque fois qu’un type a tout le monde à dos (comme Raymond Domenech avec la coupe du monde) Je ne peux m’empêcher de le défendre même s’il a fait des choses graves, quand tout le monde est contre lui.

Les thèses de l’historienne et psychanalyste Elisabeth Roudinesco pourraient s’appliquer à Polanski. Elle rappelle que l’antijudaïsme médiéval s’exprimait dans la caricature et la dénonciation du juif en tant que détenteur des pouvoirs financiers et intellectuels, et du pouvoir de l’intellect. En cela, la justice californienne serait-elle selon vous une inquisition post-moderne envers Polanski ?
Le problème de Roudinesco c’est qu’à aucun moment de son livre on ne peut conclure qu’elle a une culture hébraïque. Pour Polanski, il y a cette idée que tous se valent. A travers un seul homme, on les vise tous comme dans l’affaire Dreyfus : on a attaqué le juif générique à travers lui. Comme s’ils ne faisaient qu’un. Or, en Israël, la complexité des juifs est totale. Dans ses spectacles, Arthur a par exemple subi les conséquences de la guerre de Gaza (27 décembre 2008 au 18 janvier 2009) comme s’il en était comptable.
En fait le mot juif apparaît dans la presse au moment où Polanski fait Rosemary’s Baby, film jugé insupportable, où de manière artistique il avance que Jésus serait une pièce à 2 faces. Jésus et le diable seraient la même personne. Il y a une sorte de vierge Marie de la bénédiction et de la malédiction. En 1969, l’Eglise ne lui pardonne pas et on se demande qui est ce mec : un métèque juif. La même année sa femme Sharon Tate se fait assassiner par le gang de Charles Manson. Il arrive de Londres, on ne lui laisse pas faire son deuil, mais en plus il est accusé par la presse d’avoir commandité le meurtre. Ici, il y a une référence au rouleau d’Esther (de l’Ancien Testament) avec une inversion carnavalesque du bourreau et de la victime. C’est peut-être théorique et tiré par les cheveux, mais chaque situation d’inversion relève d’antisémitisme pour moi. Le meilleur exemple c’est lorsque Tsahal est appelé SS.

Bernard-Henri Lévy reprend-t-il ce « Tous contre un » ?
A aucun moment, Bernard-Henri Lévy ne va pas aussi loin que moi. Je dis que c’est parce Polanski est juif que ça va si loin. On lui reproche son succès, sa célébrité et son succès auprès des femmes, quand on sait que le juge Rittenband avait à 68 ans des maîtresses de 20 ans. Il y a donc moins de différence qu’entre Polanski et Samantha Geimer.

Avec cette différence importante qu’à 20 ans on est majeur, 21 pour les Etats-Unis.
C’est certain. Et pour moi coucher avec une fille de 13 ans est punissable et mal parce qu’interdit dans l’absolu. En relatif, c’est moins grave que de coucher avec une fille de 6 ans qui ne sait même pas que la sexualité existe. Les malades qui cherchent des filles de 13 ans ont face à eux des filles qui cherchent leur sexualité pour les attirer, parfois les allumer, elles ne sont pas à l’aise vis-à-vis de ça. Pour une fille de 5 ans, la loi est là pour punir l’adulte, pour une fille de 13 ans la loi punit les 2 en disant à la fille attention le fait que tu cherches ta sexualité peut être très dangereux pour toi. Les 2 sont graves, mais il y a un pallier dans la gravité. Je ne défends pas la faute de Polanski à l’égard de Samantha Geimer, mais je n’appelle pas ça pédophilie pour autant.

La loi est néanmoins là pour protéger les mineurs qui ne peuvent par définition se protéger eux-mêmes… A la Règle du jeu, vous pensez que Polanski a été jeté en pâture aux médias ?
Aux médias et à Internet qui est à la fois un média et un moyen de communication : un médium. Il n’y a donc plus de frontière entre le journalisme professionnel et les réactions spontanées des internautes : aveugles, souvent incultes et toujours anonymes. Pour moi c’est le premier lynchage internautique comme Michaël Jackson est la première grande mort universelle car relayée par Internet à la vitesse de la lumière. On a peur de nos propres pulsions. Ceux qui vous fliquent font souvent ce qu’ils vous reprochent, Montaigne l’écrit. Les gens ont la complaisance de décrire les rapports de Polanski comme de vrais malades sexuels. C’est un moyen de faire passer en contrebande leurs propres problèmes par voie de presse…  

Quelle utilité ont eu les 2 pétitions initiées et véhiculées par La Règle du Jeu ?
Pour moi, les pétitions comme les colloques n’ont aucune utilité. J’ai signé la première pour être cohérent. Zemmour et Naulleau sont cyniques à la télé en disant que je défends ma famille. Polanski a dû détester Podium, et je ne le connais même pas. Il n’y a pas de famille dans la presse ni dans l’art. Personnellement, j’ai Régis Jauffret et Houellebecq comme amis.

Pourquoi tant de gens se regroupent autour de BHL ?
C’est son secret et sa magie : il met une pression telle sur les gens avec Maria de França qui est rédactrice en chef du site, qu’ils finissent par signer quelque chose qu’ils n’avaient pas envie de signer. Kundera est concerné. La meute existe, c’est l’internet aveugle, l’e-meute. Polanski pourrait se suicider rien qu’en tapant son propre nom sur Google et en y passant 5 minutes.

A-t-il souffert à travers ses parents et ses femmes de choses tellement effroyables qu’il en devienne une enveloppe de ses propres images cinématographiques et de celles de sa vie ?
Exactement. Il se confond avec son œuvre.

Mais avec The Ghost Writer : les journalistes ne s’exonèrent-t-ils pas d’un soutien médiatique qu’ils n’osent pas apporter en encensant le film ?
Le dénouement est mauvais, mais c’est un bon film. Les journalistes s’exposent moins que les artistes. Libération a systématiquement refusé les pages rebonds, avec une peur de publier des opinions qui ne sont pas les mêmes.

A La Règle du jeu, de quelle liberté jouissez-vous ?
Je fais souvent les choses à l’insu de BHL. Il essaie de me raturer, de me reprendre. J’ai écrit un texte sur L’enfant Jésus pour dire que la seule manière d’être fort c’est d’être infiniment faible. Entre pédophilie et théologie, et il faut voir le nombre d’affaires sorties en 2010, on touche à l’enfant et on viole le fondement même de l’Eglise. Mais BHL ne veut pas se mettre à dos l’Eglise catholique, car alors il ne serait pas libre de défendre Israël comme il l’entend. Ce que je dis, il le pense mais ne peut l’écrire parce qu’il est juif. Ce que je fais c’est du pain béni pour lui. Pour les Juifs je suis à la fois une bénédiction et une malédiction parce que j'aborde des thèmes qui les mettent parfois en danger. C’est important qu’un non juif puisse aller jusqu’au bout du processus, car ce langage est interdit aux Juifs.

Quelle est votre définition de l’antisémitisme ?
Mon maître Benny Levy avait lui-même pour maître Levinas. J’ai fait mienne la définition suivante : est juif toute personne à qui l’on viendra rappeler méchamment ou gentiment qu’il est juif. Il y a une irrémissibilité du juif. Cela vient en partie du fait que tant que la judéité sera définie par un lien du sang, ce sera héréditaire.
Le raciste est dérangé par la différence (on a peur de ce qu’on n’est pas). L’antisémitisme, c’est la haine de soi déclenchée par la ressemblance car le juif n’est pas repérable (on a peur de ce qu’on est). Quand on se hait soi même on va chercher celui qui nous ressemble le plus. En somme le raciste est plus sain que l’antisémite. L’antisémitisme dans l’affaire Polanski est la confusion entre le procès et la procédure. La punition c’est le procès : 33 ans de harcèlement !