mercredi 29 juin 2011

COMME UN « ICK »

Longtemps j’ai considéré Terrence Malick comme un de mes réalisateurs favoris...

... rejoignant sans trop m’en rendre compte la communauté des adorateurs de trésors plus ou moins cachés. J’avais vu Badlands en rétrospective en 1999, peu après la sortie de La Ligne Rouge (1998). Malick avait encore à l’époque le même genre de statut que Lee Hazlewood pour le folk, ou Nick Drake avant que ce dernier ne soit redécouvert plus largement.
Pour la simplicité de son langage poétique qui repose sur la captation fugace de la beauté sauvage, ses héros au destin tragique mais sans abîme psychologique, et surtout l’impression pérenne que ses images chaudes laissent des années après, j’ai idéalisé Badlands au point de refuser de le revoir pendant 10 ans. Orfeo Negro de Marcel Camus m’a plus tard fait le même effet.
Il y a quelques semaines, déçu par The Tree of Life - qui lui, comme un album de Radiohead, souffre de trop avoir été attendu - j’ai éprouvé le besoin d’évaluer la palme d’or 2011 à la lumière de 2001 L'Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick. Les 2 films ont largement été comparés, à tort ou à raison. Or, si Kubrick et Malick sont dans un bateau, le second tombe à l’eau. 


Lorsqu’on a vu les 5 films de Terrence Malick, on prend The Tree of Life comme un film somme. Comme si le réalisateur avait cherché l’addition plutôt que la transformation, la transfiguration. L’alliage de l’histoire familiale d’une famille américaine suburbaine des années 60 et des images divines ou du cosmos ne prend donc pas. Les critiques ont beaucoup parlé d’« épopée galactique », terme qui s’applique bien mieux à 2001. J’y vois plus une symphonie sensorielle et surtout mémorielle.
Autant le dire, il y a beaucoup à couper dans ce film : les 10 minutes laissées à Sean Penn sont superflues, tout autant que les dernières images dans les limbes où l’on se croirait dans une pub pour parfum type Fahrenheit ou Terre d’Hermès. Après avoir revu l’intro de 2001, on ne voit d’ailleurs pas bien l’aspect avant-gardiste de telles images, sans que cela n’enlève rien à leur perfection par ailleurs. Je n’aurais pas spécialement aimé plus de sobriété mais davantage de maîtrise. Ce film laisse une impression d’arbitraire dans le montage en contradiction avec les réponses religieuses quasi péremptoires qu’il donne : par exemple privilégier la grâce de dieu face à la nature cruelle qui vous laisserait inconsolable sans la foi.

Par contre l’histoire familiale d’un (dieu le) père qui voulait élever ses enfants à la dur, voire à la psychorigide, pour qu’ils deviennent de vrais hommes, et d’une mère sainte mais trop effacée, est marquante. Elle représente une sorte de complexe d’Œdipe (à défaut d'une meilleure expression pour le dire) qui n’a rien de trop cliché pour une époque où l’on craignait son père autant qu’on lui devait ce que l’on avait dans l’assiette, et où l’on aimait sa mère pour en être la figure, l'imago inverse. Cette histoire familiale n’est jamais racontée, toujours effleurée, chantée, la caméra papillonne dans ces moments là comme dans Le Nouveau Monde, sur fond de voix off parfois indigente, mais dont le murmure à l’oreille du spectateur saisit sur certaines répliques : « mother and father, always you wrestle in me, always you will ». Une phrase qui se débat, se déploie en images ascensionnelles, tournoyantes ou piquant du nez, toujours insaisissables, illustrant le drame de chaque personne qui a comme nom l’impossibilité à mettre en récit une vie de famille avant qu'il soit trop tard.

Ce qui fait de The Tree of Life un film sur l’éternité des souvenirs, et de la mémoire familiale, sur le chaos de l’identité et de la vie. Proust ayant passé sa courte vie à tenter d’élucider ce mystère n’a fait qu’en approcher l’étrangeté. Malick, cinéaste de l’impossibilité du couple, voire de l’impossibilité de ne faire qu’un (interdit de l'inceste frère/sœur dans Les Moissons du Ciel, fuite tragique du couple illégal mineur/majeur dans Badlands, désagrégation de la conscience et du corps militaire dans La Ligne Rouge, impossible harmonie durable amoureuse ou sociale entre natifs américains et Européens, entre l'ancien et Le Nouveau Monde), est ici rattrapé par sa mystique religieuse et intersidérale, qui scinde le film en deux blocs formels distincts, comme s’il y avait toujours quelque chose qui désunisse, qui divorce chez lui.
The Tree of Life tente quelque chose de si périlleux et rare qu’il est difficile d’avoir une opinion tranchée à la sortie. Qui sommes-nous pour nous rappeler de nous-mêmes tous les jours de la vie, et comment être sûr que c’est bien de nous qu’il s’agit, si comme le dit souvent le penseur Jean-Claude Ameisen dans son émission "Sur les Épaules de Darwin" (sur France Inter), « celui qui se rappelle n’est pas le même que celui auquel ce dont il se souvient est arrivé » ?