vendredi 30 décembre 2011

THE DARK KNIGHT RISES : BOUCHE COUSUE

Le deuxième trailer de The Dark Knight Night Rises est déjà, 10 jours après sa propagation sur la toile, le plus vu de la micro histoire du format, et donne cours à toutes les spéculations. J’ai aussi passé un œil dans le trou de la serrure et suis resté bouche bée devant l’hébétude et la faiblesse physique qui annoncent, au commencement du Batman 3 de Chris Nolan, un héros à son crépuscule.


« Le masque juxtapose et mélange des êtres et des objets que la violence sépare. Il est au-delà des différences, (...). » (René Girard, La Violence et le Sacré)


Depuis Batman Begins, premier épisode du reboot, le héros n’est pas le seul à avancer masqué. L’épouvantail, psychiatre dans le civil, a le visage totalement recouvert, par un fétu de paille. Dans The Dark Knight, le maquillage du joker est à lui seul un masque dont le rouge à lèvre souligne et prolonge le sourire de l’ange, de la commissure des lèvres aux cicatrices. Le travail de Heath Ledger sur la voix est impressionnant, entre grotesque et grondements furibards, rires fous et murmures. Inversement placide, plus cruellement inexpressif encore, Bane, Dans The Dark Knight Rises, ne se cachera ni derrière une raison sociale, ni derrière un quelconque maquillage. Il porte un masque qui, dit-on, le ravitaille en gaz anesthésiant suite à une blessure, et lui cache les oreilles, le nez et la bouche. Sa voix s’en trouve déformée, à la Darth Vador. Au naturel, la voix de dur à cuire de Tom Hardy qui l’incarne, semble déjà faite pour intimider...

Bane démasqué (prologue)
Pour Batman c’est l’inverse : la seule partie exposée et reconnaissable du corps est la bouche, le bas du visage. Mais la voix est déformée elle aussi, saturant l’aspect atone du timbre de Christian Bale, coupant les graves, ce qui donne actuellement lieu à pas mal de parodies hilarantes sur le net, mettant en scène un justicier asthmatique qui aurait abusé des Monster Munch. Les voix aux hormones prévalent dans ce genre de film, assez loin des compositions plus carnavalesques de Danny de Vito et Jack Nicholson chez Tim Burton.

Dans nos sociétés, on ne peut pas tout être à la fois. On ne peut être le pauvre, le riche et le vengeur masqué. D'où la fonction du masque. Harvey Dent est dès le départ placé sous le signe des gémeaux, mais on ne voit encore que le chevalier blanc, le masque de la justice. Puis le masque social tombe et découvre sa dualité. Double face est un personnage paradoxal dont la moitié défigurée fait cohabiter le Bien et le Mal. Il est tel que ses pulsions le poussent à être. "Pourquoi devrais-je cacher ce que je suis réellement ?", dit-il au moment où il décide d'entrer en vendetta. Il essaie de tirer des informations à des psychotiques qui n'ont pourtant pas le même mode de fonctionnement que lui. Alors que le Joker porte le masque de la folie en permanence. Il est toujours le même et se défend pourtant d'être fou. Il explique aux mafieux que Batman a montré à Gotham leurs vrais visages. On a le sentiment que le combat contre le mal est un combat contre la folie extérieure et l'aliénation intérieure. Batman est tout le contraire, obligé d'alterner les masques (sociaux ou symboliques) pour maintenir son intégrité.

Blockbuster et pari artistique

Warner Bros avait, rappelons-le, engrangé 1 milliard de dollars de recettes avec le précédent épisode de la franchise. Un succès en grande partie dû aux parti pris artistiques audacieux pour un blockbuster : maîtrise absolue du rythme, du montage et des plans, composition d’un méchant sidérant éclipsant volontairement le super héros, dédoublements à l’infini de la figure du héros et du méchant, lutte aux frontières du bien et du mal, les termes du couple pouvant se retourner au moindre faux pas, réflexions en creux sur la nature d’un pur terrorisme dépourvu de motif politique, et les possibilités de le combattre en lui opposant des versions trafiquées de l’histoire - pour le chevalier noir, la fin, justifie les moyens -, absence de happy end ou cliffhanger facile, et surtout bon dosage des scènes de combats, dans un film d’action finalement assez psychologique.


Un Bruce Wayne hébété

Mais ce qui frappe le plus dans le trailer 2, c’est le caractère circonspect de Bruce Wayne, sermonné, informé, inquiété, averti, pris au piège. Il renoue ici quelque peu avec l'impression laissée par Michael Keaton chez Tim Burton il y a plus de 20 ans, toujours mutique, voire prostré, parfois simplement distrait, absent ; d’autres fois absorbé par ses pensées, sombre, sidéré par les malades qu’il doit prendre en chasse.

grand corps malade

gros comme une maison ou plan clé ?
Plusieurs plans montrent ici que Bruce Wayne a sans doute été blessé à un moment ou un autre puisqu’on croît voir son reflet dans une cloche, claudiquant à l’aide d’une canne, en robe de chambre. Sur un autre plan, le milliardaire fait son entrée dans une réception avec une canne à la main droite, celle-ci est à moitié dissimulée dans l'extrait où il sourit à Marion Cotillard (qui jouerait Miranda Tate), près d’une rambarde. La seule fois où il prend la parole dans le trailer, Wayne est en guenilles, dans une sorte de mélange entre une prison et la batcave. Il demande alors : « qu’est-ce que ça veut dire ? ». Un personnage lui répond : « relève-toi (rise) ».


Why do we fall ?

Dans la première scène de Batman Begins, le jeune Bruce tombe dans le puits de son jardin où quelque chose qui n'est pas encore tout à fait un ancrage névrotique - plutôt une terreur d'enfant - se produit dans l’agression par une nuée de chauve-souris. Son père qui descend dans cet enfer, bien harnaché, lui demande : « why do we fall Bruce ? So we can learn to pick ourselves up ». La chute sert à apprendre à se relever, aussi bêtement qu’au vélo - mais elle préfigure aussi l'idée d'une chute morale qui sera celle de Dent : l'incarnation de l'âme partagée de Gotham pour laquelle se battent en duel Batman et le Joker. L’héritier habitué aux hauteurs du manoir a déjà cette angoisse de la chute, peut-être liée au Gotham souterrain. Le jeune Bruce n'est pas très "underground". La rencontre avec le bas du panier, le fond des choses, que ce soit une grotte ou les rues mal famées des Narrows (quartier de Gotham peuplé par les pauvres et les criminels) est un choc qui lui révèle l'immensité des zones non éclairées de sa conscience et la possibilité de la déchéance.

Selon l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco dans son récent ouvrage Lacan envers et contre tout, Freud avait distingué 3 types d'angoisses dans le texte Inhibition, symptôme, angoisse de 1926 : l'angoisse devant un danger réel, l'angoisse automatique comme réaction à une situation sociale et le signal d'angoisse qui semble correspondre au cas du personnage Bruce Wayne (je sais bien qu'on ne traite en psychanalyse que de "sujets" et non de personnages) en tant que "mécanisme purement psychique qui reproduit une situation traumatique vécue antérieurement et auquel le moi réagit par une défense". Ainsi, répondant à ce signal d'angoisse, ne supportant pas la représentation (ou qu'il perçoit comme tel) des chauve-souris à l’Opéra, Bruce s'en défend en entraînant ses parents vers la sortie de secours, dans les bas-fonds où ils se font tuer sous ses yeux. Le paradoxe veut que le milliardaire qui aidait les pauvres se fasse tuer par l’un d’eux. Et si Bruce Wayne retourne toujours dans les bas-fonds, que ce soit dans la Batcave, où dans des quartiers miteux, c’est qu’il a été traumatisé par le meurtre de ses parents dans un tel quartier. Cet endroit de lui-même et du monde l’attire. Wayne s’éprend après tout de Rachel Dawes, la fille d’une domestique hébergée au manoir Wayne qui n'est par définition "pas de son monde". Il désire posséder sa peur pour ne pas qu'elle le possède - pari impossible -, mais veut surtout retourner ses propres peurs contre ses ennemis : le batsignal est un moyen de communication entre Gordon et Batman mais doit servir de signal d'angoisse au sens propre contre les truands.

l'entrée naturelle de la Batcave
Dans le premier trailer de The Dark Knight Rises, on voit clairement un plan de ce puits initial, en contre-plongée, quelqu’un essaie d’en escalader la paroi à mains nues. Dans le trailer 2, quelqu’un est capturé et descendu par ce qui ressemble à ce même puits, dans un antre. C’est là, au milieu d’un labyrinthe d’escaliers, de barreaux, qu’on voit Wayne faire des pompes et dans un autre plan poser la question « what does this mean ? ». Il est clair que ce troisième épisode confrontera plus que le précédent un Bruce Wayne quadra à la résolution de cette chute initiale. Il semble qu’il repassera par la case détention (sans doubler la mise). Comme si le roman initiatique de Bruce Wayne portait en lui-même un recommencement à un âge de sa vie gagné par le doute. En ce sens, Bane pourrait venir déterrer le secret de Harvey Dent, et du même coup celui du milliardaire.


« Démon-gardien » et perversion

Batman peut évoquer Achille pour la colère, le combattant exceptionnel, la gloire dans Batman Begins alors qu'Alfred, le tronc d’arbre, la mémoire généalogique, voire la voix de son maître, voudrait que cet alias soit associé au renom familial dont Wayne dilapide le capital moral pour mieux faire diversion. Il peut aussi rappeler Ulysse pour la dissimulation ou les identités multiples, la ruse qui lui permet de renverser toutes les situations où il est au bord du précipice (l'affrontement final avec le joker). Il est aussi l’aristocrate, comme le héros épique, qui peut grâce à sa fortune, son rang, asseoir son pouvoir et le rendre plus ou moins juste - n'oublions pas que l'histoire est initialement conçue à la fin des années 30. A la fin de The Dark Knight, il adopte enfin une posture christique en endossant la culpabilité de la faute de Dent, pour sauver les habitants de Gotham. Il fait alors le sacrifice du renom héroïque auquel le héros grec Achille n'a pas renoncé pour lui-même.

Wayne face à un Alfred désemparé
Wayne a cette capacité à disparaître au propre et au figuré, car il peut quitter sa place dans la société en abandonnant temporairement son nom pour se cacher, même si sa condition est irrémissible. Cela lui permet de diriger un jour un conseil d’administration, après avoir quelques années plus tôt volé des fruits en Chine. Mais en tant que Bruce Wayne, il sera toujours retrouvé et ramené au sommet d’une tour surplombant la mégapole que les « agents du mal » voudront abattre. Cette élasticité sociale extrême crée une tension intenable. Sans Batman, le mal prospère, mais avec Batman le mal devient mutant. De sorte que Batman est plus là pour aider les autorités légales à être fortes que pour vaincre ses propres ennemis. Il a besoin qu'un autre symbole, sans masque, se substitue au sien pour pouvoir arrêter d'être Batman. C'est l'urgence de retrouver Rachel qui peut lui faire se passer de son masque. Il mélange intérêt général et cause personnelle, ce qui lui fait instrumentaliser Dent y compris à titre posthume ! Mais petit à petit, il devient dépendant de/à Batman parce que, contrairement à Wayne, Batman, comme un dieu, n'a pas de limite.

Wayne pense : « en tant qu’homme de chair et sang, je serai ignoré ou détruit, mais comme symbole je peux être incorruptible et éternel ». Si l’on en faisait une lecture lacanienne rapide, on pourrait dire que Wayne ne vit pas Batman comme un sujet immergé dans un système symbolique qui le détermine, mais comme ce système symbolique lui-même. On n’a pas de relation avec Batman, ni d'échange (« l’amitié m’est un luxe qui m’est interdit »), ni gratitude (« vous n’aurez jamais à me remercier » répond-t-il à Gordon toujours dans le premier épisode). La nomination permet d’acquérir une identité, mais Batman, comme symbole, n’a pas d’identité sorti de ce qu’il fait et non ce qu’il est - tout comme le joker. Et c'est cette absence d'identité a priori qui fait que Wayne se sent bien dans sa tenue de chauve-souris qui représente sa propre ombre. Wayne a été initié au sein de la Ligue des Ombres. Contrairement au personnage de la nouvelle de Chamisso, Peter Schlemil, il n'aurait jamais vendu son ombre au diable. Il serait plutôt du genre à vendre Bruce Wayne au diable pour continuer à vivre dans son ombre, la projection sublimée de ses peurs.

Le Joker et Bane sont 2 figures de la perversion moderne. Le premier jouit de montrer à ceux qui ont des valeurs, des règles, qu’ils peuvent lâchement leur désobéir dans les moments de désespoir. Le second jouit, a priori, de maintenir sa victime en vie artificielle pour qu’au milieu de sa propre agonie, il assiste lui-même à l’anéantissement du monde en lequel il croyait. Le tout avec froideur, là où le joker est dans le pur plaisir, la mise en scène, parfois puérile.

Pour battre ces monstres, Wayne a été initié. Mais il possède aussi la richesse de l'aristocrate qui lui permet d’assimiler et de détourner comme autant de prothèses les prototypes militaires de la science. Son alias doit pouvoir englober le réel et s’y dissoudre à la fois. C’est grâce à cela qu'illégalement il se met en situation de Big Brother en passant contrat avec l’Etat américain pour coffrer le joker dans l’épisode précédent. L'Etat, les services secrets etc... sont étrangement absents dans The Dark Knight, et il semble que le prochain épisode pourrait avoir lieu dans un contexte moins lié exclusivement au "système Gotham City". Pour ne pas commettre de bavure, Batman devrait tirer l’intégralité de ses moyens d'action de Wayne Enterprises. Dès que le symbole s’associe aux pouvoirs publics ou agit pour des motifs privés (sauver Rachel), il transgresse l’incorruptibilité qui était la condition première de son existence. Or, Lacan - toujours expliqué par Roudinesco - "considérait la transgression comme aussi nécessaire à la civilisation que l'ordre symbolique qui permet d'y remédier". Et Batman a beau être un hors la loi, il est aussi le garant d'une idée de la civilisation.

La légende de Batman correspond donc à la croyance contemporaine qu’on peut en finir avec la perversion grâce à la science associée au 5e commandement ("tu ne tueras point" / "I only got one rule" dit-il au joker). Bruce Wayne est obsédé par l’idéal d’être un « démon-gardien », mais jamais un bourreau, jamais celui qui verserait dans le sacrifice ou plus simplement dans la vengeance. Un absolu que disqualifierait Elisabeth Roudinesco - mais son travail n'est évidemment pas d'évaluer la science-fiction - qui avertit dans La part obscure de nous-mêmes : une histoire des pervers : "notre époque qui croit de moins en moins à l’émancipation par l’exercice de la liberté humaine, et pas davantage au fait que chacun d’entre nous recèle sa part obscure, feint de croire que la science nous permettra bientôt d’en finir avec la perversion. Mais qui ne voit qu’en prétendant l’éradiquer, nous prenons le risque de détruire l’idée d’une possible distinction entre le bien et le mal, qui est au fondement même de la civilisation ?".

jeudi 29 décembre 2011

Yann Moix en interview


Alors que Roman Polanski a sorti son dernier film, Carnage, en décembre, retour sur une interview de Yann Moix, très engagé pour la cause du réalisateur à l’époque, notamment au sein de la revue de Bernard-Henri Lévy La Règle du Jeu. C’était le 25 juin 2010, quelques jours avant que la Suisse ne décide de relâcher l’artiste alors assigné à résidence.


Comment avez-vous commencé à vous impliquer pour la cause de Polanski à la revue La Règle du Jeu ?
Yann Moix : BHL a été le premier médiatiquement à réagir à cette histoire. Pour moi, avant même que je lise quoi que ce soit de BHL sur le sujet, j’ai immédiatement commencé à écrire mon livre La meute, comme le soir de la mort de Michaël Jackson. C’est une sorte de réflexe : à chaque fois qu’un type a tout le monde à dos (comme Raymond Domenech avec la coupe du monde) Je ne peux m’empêcher de le défendre même s’il a fait des choses graves, quand tout le monde est contre lui.

Les thèses de l’historienne et psychanalyste Elisabeth Roudinesco pourraient s’appliquer à Polanski. Elle rappelle que l’antijudaïsme médiéval s’exprimait dans la caricature et la dénonciation du juif en tant que détenteur des pouvoirs financiers et intellectuels, et du pouvoir de l’intellect. En cela, la justice californienne serait-elle selon vous une inquisition post-moderne envers Polanski ?
Le problème de Roudinesco c’est qu’à aucun moment de son livre on ne peut conclure qu’elle a une culture hébraïque. Pour Polanski, il y a cette idée que tous se valent. A travers un seul homme, on les vise tous comme dans l’affaire Dreyfus : on a attaqué le juif générique à travers lui. Comme s’ils ne faisaient qu’un. Or, en Israël, la complexité des juifs est totale. Dans ses spectacles, Arthur a par exemple subi les conséquences de la guerre de Gaza (27 décembre 2008 au 18 janvier 2009) comme s’il en était comptable.
En fait le mot juif apparaît dans la presse au moment où Polanski fait Rosemary’s Baby, film jugé insupportable, où de manière artistique il avance que Jésus serait une pièce à 2 faces. Jésus et le diable seraient la même personne. Il y a une sorte de vierge Marie de la bénédiction et de la malédiction. En 1969, l’Eglise ne lui pardonne pas et on se demande qui est ce mec : un métèque juif. La même année sa femme Sharon Tate se fait assassiner par le gang de Charles Manson. Il arrive de Londres, on ne lui laisse pas faire son deuil, mais en plus il est accusé par la presse d’avoir commandité le meurtre. Ici, il y a une référence au rouleau d’Esther (de l’Ancien Testament) avec une inversion carnavalesque du bourreau et de la victime. C’est peut-être théorique et tiré par les cheveux, mais chaque situation d’inversion relève d’antisémitisme pour moi. Le meilleur exemple c’est lorsque Tsahal est appelé SS.

Bernard-Henri Lévy reprend-t-il ce « Tous contre un » ?
A aucun moment, Bernard-Henri Lévy ne va pas aussi loin que moi. Je dis que c’est parce Polanski est juif que ça va si loin. On lui reproche son succès, sa célébrité et son succès auprès des femmes, quand on sait que le juge Rittenband avait à 68 ans des maîtresses de 20 ans. Il y a donc moins de différence qu’entre Polanski et Samantha Geimer.

Avec cette différence importante qu’à 20 ans on est majeur, 21 pour les Etats-Unis.
C’est certain. Et pour moi coucher avec une fille de 13 ans est punissable et mal parce qu’interdit dans l’absolu. En relatif, c’est moins grave que de coucher avec une fille de 6 ans qui ne sait même pas que la sexualité existe. Les malades qui cherchent des filles de 13 ans ont face à eux des filles qui cherchent leur sexualité pour les attirer, parfois les allumer, elles ne sont pas à l’aise vis-à-vis de ça. Pour une fille de 5 ans, la loi est là pour punir l’adulte, pour une fille de 13 ans la loi punit les 2 en disant à la fille attention le fait que tu cherches ta sexualité peut être très dangereux pour toi. Les 2 sont graves, mais il y a un pallier dans la gravité. Je ne défends pas la faute de Polanski à l’égard de Samantha Geimer, mais je n’appelle pas ça pédophilie pour autant.

La loi est néanmoins là pour protéger les mineurs qui ne peuvent par définition se protéger eux-mêmes… A la Règle du jeu, vous pensez que Polanski a été jeté en pâture aux médias ?
Aux médias et à Internet qui est à la fois un média et un moyen de communication : un médium. Il n’y a donc plus de frontière entre le journalisme professionnel et les réactions spontanées des internautes : aveugles, souvent incultes et toujours anonymes. Pour moi c’est le premier lynchage internautique comme Michaël Jackson est la première grande mort universelle car relayée par Internet à la vitesse de la lumière. On a peur de nos propres pulsions. Ceux qui vous fliquent font souvent ce qu’ils vous reprochent, Montaigne l’écrit. Les gens ont la complaisance de décrire les rapports de Polanski comme de vrais malades sexuels. C’est un moyen de faire passer en contrebande leurs propres problèmes par voie de presse…  

Quelle utilité ont eu les 2 pétitions initiées et véhiculées par La Règle du Jeu ?
Pour moi, les pétitions comme les colloques n’ont aucune utilité. J’ai signé la première pour être cohérent. Zemmour et Naulleau sont cyniques à la télé en disant que je défends ma famille. Polanski a dû détester Podium, et je ne le connais même pas. Il n’y a pas de famille dans la presse ni dans l’art. Personnellement, j’ai Régis Jauffret et Houellebecq comme amis.

Pourquoi tant de gens se regroupent autour de BHL ?
C’est son secret et sa magie : il met une pression telle sur les gens avec Maria de França qui est rédactrice en chef du site, qu’ils finissent par signer quelque chose qu’ils n’avaient pas envie de signer. Kundera est concerné. La meute existe, c’est l’internet aveugle, l’e-meute. Polanski pourrait se suicider rien qu’en tapant son propre nom sur Google et en y passant 5 minutes.

A-t-il souffert à travers ses parents et ses femmes de choses tellement effroyables qu’il en devienne une enveloppe de ses propres images cinématographiques et de celles de sa vie ?
Exactement. Il se confond avec son œuvre.

Mais avec The Ghost Writer : les journalistes ne s’exonèrent-t-ils pas d’un soutien médiatique qu’ils n’osent pas apporter en encensant le film ?
Le dénouement est mauvais, mais c’est un bon film. Les journalistes s’exposent moins que les artistes. Libération a systématiquement refusé les pages rebonds, avec une peur de publier des opinions qui ne sont pas les mêmes.

A La Règle du jeu, de quelle liberté jouissez-vous ?
Je fais souvent les choses à l’insu de BHL. Il essaie de me raturer, de me reprendre. J’ai écrit un texte sur L’enfant Jésus pour dire que la seule manière d’être fort c’est d’être infiniment faible. Entre pédophilie et théologie, et il faut voir le nombre d’affaires sorties en 2010, on touche à l’enfant et on viole le fondement même de l’Eglise. Mais BHL ne veut pas se mettre à dos l’Eglise catholique, car alors il ne serait pas libre de défendre Israël comme il l’entend. Ce que je dis, il le pense mais ne peut l’écrire parce qu’il est juif. Ce que je fais c’est du pain béni pour lui. Pour les Juifs je suis à la fois une bénédiction et une malédiction parce que j'aborde des thèmes qui les mettent parfois en danger. C’est important qu’un non juif puisse aller jusqu’au bout du processus, car ce langage est interdit aux Juifs.

Quelle est votre définition de l’antisémitisme ?
Mon maître Benny Levy avait lui-même pour maître Levinas. J’ai fait mienne la définition suivante : est juif toute personne à qui l’on viendra rappeler méchamment ou gentiment qu’il est juif. Il y a une irrémissibilité du juif. Cela vient en partie du fait que tant que la judéité sera définie par un lien du sang, ce sera héréditaire.
Le raciste est dérangé par la différence (on a peur de ce qu’on n’est pas). L’antisémitisme, c’est la haine de soi déclenchée par la ressemblance car le juif n’est pas repérable (on a peur de ce qu’on est). Quand on se hait soi même on va chercher celui qui nous ressemble le plus. En somme le raciste est plus sain que l’antisémite. L’antisémitisme dans l’affaire Polanski est la confusion entre le procès et la procédure. La punition c’est le procès : 33 ans de harcèlement !




mercredi 29 juin 2011

COMME UN « ICK »

Longtemps j’ai considéré Terrence Malick comme un de mes réalisateurs favoris...

... rejoignant sans trop m’en rendre compte la communauté des adorateurs de trésors plus ou moins cachés. J’avais vu Badlands en rétrospective en 1999, peu après la sortie de La Ligne Rouge (1998). Malick avait encore à l’époque le même genre de statut que Lee Hazlewood pour le folk, ou Nick Drake avant que ce dernier ne soit redécouvert plus largement.
Pour la simplicité de son langage poétique qui repose sur la captation fugace de la beauté sauvage, ses héros au destin tragique mais sans abîme psychologique, et surtout l’impression pérenne que ses images chaudes laissent des années après, j’ai idéalisé Badlands au point de refuser de le revoir pendant 10 ans. Orfeo Negro de Marcel Camus m’a plus tard fait le même effet.
Il y a quelques semaines, déçu par The Tree of Life - qui lui, comme un album de Radiohead, souffre de trop avoir été attendu - j’ai éprouvé le besoin d’évaluer la palme d’or 2011 à la lumière de 2001 L'Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick. Les 2 films ont largement été comparés, à tort ou à raison. Or, si Kubrick et Malick sont dans un bateau, le second tombe à l’eau. 


Lorsqu’on a vu les 5 films de Terrence Malick, on prend The Tree of Life comme un film somme. Comme si le réalisateur avait cherché l’addition plutôt que la transformation, la transfiguration. L’alliage de l’histoire familiale d’une famille américaine suburbaine des années 60 et des images divines ou du cosmos ne prend donc pas. Les critiques ont beaucoup parlé d’« épopée galactique », terme qui s’applique bien mieux à 2001. J’y vois plus une symphonie sensorielle et surtout mémorielle.
Autant le dire, il y a beaucoup à couper dans ce film : les 10 minutes laissées à Sean Penn sont superflues, tout autant que les dernières images dans les limbes où l’on se croirait dans une pub pour parfum type Fahrenheit ou Terre d’Hermès. Après avoir revu l’intro de 2001, on ne voit d’ailleurs pas bien l’aspect avant-gardiste de telles images, sans que cela n’enlève rien à leur perfection par ailleurs. Je n’aurais pas spécialement aimé plus de sobriété mais davantage de maîtrise. Ce film laisse une impression d’arbitraire dans le montage en contradiction avec les réponses religieuses quasi péremptoires qu’il donne : par exemple privilégier la grâce de dieu face à la nature cruelle qui vous laisserait inconsolable sans la foi.

Par contre l’histoire familiale d’un (dieu le) père qui voulait élever ses enfants à la dur, voire à la psychorigide, pour qu’ils deviennent de vrais hommes, et d’une mère sainte mais trop effacée, est marquante. Elle représente une sorte de complexe d’Œdipe (à défaut d'une meilleure expression pour le dire) qui n’a rien de trop cliché pour une époque où l’on craignait son père autant qu’on lui devait ce que l’on avait dans l’assiette, et où l’on aimait sa mère pour en être la figure, l'imago inverse. Cette histoire familiale n’est jamais racontée, toujours effleurée, chantée, la caméra papillonne dans ces moments là comme dans Le Nouveau Monde, sur fond de voix off parfois indigente, mais dont le murmure à l’oreille du spectateur saisit sur certaines répliques : « mother and father, always you wrestle in me, always you will ». Une phrase qui se débat, se déploie en images ascensionnelles, tournoyantes ou piquant du nez, toujours insaisissables, illustrant le drame de chaque personne qui a comme nom l’impossibilité à mettre en récit une vie de famille avant qu'il soit trop tard.

Ce qui fait de The Tree of Life un film sur l’éternité des souvenirs, et de la mémoire familiale, sur le chaos de l’identité et de la vie. Proust ayant passé sa courte vie à tenter d’élucider ce mystère n’a fait qu’en approcher l’étrangeté. Malick, cinéaste de l’impossibilité du couple, voire de l’impossibilité de ne faire qu’un (interdit de l'inceste frère/sœur dans Les Moissons du Ciel, fuite tragique du couple illégal mineur/majeur dans Badlands, désagrégation de la conscience et du corps militaire dans La Ligne Rouge, impossible harmonie durable amoureuse ou sociale entre natifs américains et Européens, entre l'ancien et Le Nouveau Monde), est ici rattrapé par sa mystique religieuse et intersidérale, qui scinde le film en deux blocs formels distincts, comme s’il y avait toujours quelque chose qui désunisse, qui divorce chez lui.
The Tree of Life tente quelque chose de si périlleux et rare qu’il est difficile d’avoir une opinion tranchée à la sortie. Qui sommes-nous pour nous rappeler de nous-mêmes tous les jours de la vie, et comment être sûr que c’est bien de nous qu’il s’agit, si comme le dit souvent le penseur Jean-Claude Ameisen dans son émission "Sur les Épaules de Darwin" (sur France Inter), « celui qui se rappelle n’est pas le même que celui auquel ce dont il se souvient est arrivé » ?

mercredi 25 mai 2011

"Affaire Strauss Khan" : morale, dignité et caméra de télé

La chute de Dominique Strauss Khan au cours d’une procédure judiciaire américaine qui dégaine plus vite que son ombre, relayée par une planète médiatique sans décalage horaire, a sidéré la France la semaine passée. Rappelant au passage les vertus de patience et de réserve, elle donne un coup d’envoi assez déplorable à la prochaine élection présidentielle dont les enjeux semblent se déployer sur des questions de morale en politique et, au-delà, de dignité.


Dans un edito publié sur le site Slate.fr le 16 mai 2011, Jacques Attali, décrit à la lumière de l’emballement de l’arrestation du patron du FMI pour les faits graves qui lui sont reprochés, ce qu’il nomme « les quatre échelles du temps » : celui de l’enquête aussi long qu’il doit être pour aboutir, celui immuable de la politique, celui des marchés et médias, le plus rapide de tous qui dicte sa loi sur les autres, et celui de la mort et de la maladie que tout homme passe sa vie à contrer en rêvant. Or, un des éléments qui a pu apparaître des plus choquants dans le processus d’inculpation de 5 jours de Dominique Strauss Khan a été l’exploitation des images des audiences du lundi 16 et jeudi 19 mai dernier. A deux reprises, elle ont été diffusées en léger différé (une demi-heure environ) par toutes les chaînes d'info, au mépris de la loi Guigou. Mais comment les ignorer quand c'est la justice d'un pays étranger qui autorise elle-même leur circulation ?
Un léger différé si inintelligible pour des présentateurs qui, ne comprenant pas l’anglais, et ne bénéficiant pas de la traduction, voit son effet de sidération décuplé par rapport à un direct qui aurait été préparé. Dans de telles conditions, le téléspectateur et le professionnel de l’information se retrouvent à égalité, et suspendu au verdict, angoissé. Comble du sensationnalisme, ce différé dans les conditions du direct crée donc paradoxalement une sensation d’hyper présent déréglé, toujours paroxystique.

Stupeur et tremblement
Analysant les images de la première audience pour LeMonde.fr le 18 mai, Christian Salmon, écrivain et membre du CNRS, évoque la « stupeur » de découvrir ainsi « l’homme dont on disait qu’il était le plus puissant de la planète se retrouvant dans une situation d’impuissance totale ». Stupeur ou sidération qui correspondent selon le neuropsychiatre Boris Cyrulnik à un empêchement culturel d’attribuer du sens aux choses. Or, pour qu’il y ait sens, il faut pouvoir comparer l’événement aux circonstances antérieures. Mais le propre de la catastrophe est de ne pas avoir de précédent : comme le coup de boule de Zidane en finale de la Coupe du Monde 2006 ou la démission de Lionel Jospin le 21 avril 2002 suite à sa défaite au premier tour de la présidentielle. La bulle médiatique du candidat annoncé Strauss Khan a purement et simplement explosé.
Salmon voit dans la mise en scène de la « vacuité du personnage » une « chute dans le pouvoir de l’homme public », mais surtout, rejoignant Jacques Attali, un « processus contraire à la scène démocratique » car « à l’enquête on substitue une exécution médiatique en temps réel ». La classe politique, touchée au vif par cette violence symbolique y aurait perçu comme une « extinction du politique » : « tout homme politique en voyant ces images se sent confusément en sursis, potentiellement livré à cette exécution, et cela donne le sens d’une terrible fin d’époque démocratique, avec ses scènes, ses temporalités, ses procédures, ses frontières entre le public et le privé, l’image de soi qu’on projette et celle qui est captée ».

Comme le rappelait un autre chercheur au CNRS sur le plateau de David Pujadas le 19 mai, si cette vitesse de diffusion est universelle, avec ces qualificatifs qui font la doxa (l'acronyme « un DSK défait », expression qui défait surtout la personne de ses attributs publics), les différences culturelles dans l’appréhension de l’événement sont toujours ce qu’il y a de moins partagé. "Les pays latins tiennent pour acquis la séparation entre vie privée et publique, c’est moins évident aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne. La concurrence des médias qui se font pour certains justiciers en allant fouiller dans la moindre chambre à coucher, le mélange des genres, les raccourcis, amalgames de langage, allant vers toujours plus de transparence, affaiblissent notre démocratie".
Si, selon l’adage, le travelling au cinéma est une affaire de morale, il devrait l’être encore plus pour le film d’un procès. Or, il a fallu attendre la seconde audience pour que la caméra varie ses plans, alors que la première était restée à 90 % sur le visage fatigué du prévenu. Dans ce qui apparaît aux Français comme une surexposition d’un Strauss Khan menotté, non rasé, fermé et traqué, on voit une dévitalisation de la substance du sujet, qui est finalement du même ordre, de la même violence que les rares images de la plaignante recouverte d’un drap blanc lorsque la police doit l’escorter d’un point A à un point B. Cette jeune femme sans visage est devenue en l’espace d’une journée un fantôme. La presse française n’a pas hésité à publier son nom, peut-être pour combler ce défaut de visage, ce que la presse britannique a fustigé, notamment par la voix de la correspondante du Guardian en France. 

Égalité de traitement
Rappelant sans relâche le principe de la présomption d’innocence, Clémentine Autain, femme politique, militante féministe, a néanmoins demandé une égale empathie pour Strauss Khan et pour la plaignante, partant du principe suivant : s’il existe un présumé innocent, il doit exister une présumée victime. A ce stade, les enjeux pour la personne de Dominique Strauss Khan et pour la personne de la plaignante sont gravissimes, et toute forme d'euphémisation (voire d'FMIsation) indéfendable. Ceux qui suspectent fortement Strauss Khan penseront alors que même pour une personne de cette dimension, le traitement qui lui est fait est un moindre mal par rapport au viol dont il est suspecté. 
Par contre, lorsque Clémentine Autain s’indigne que des politiciennes de fibre féministe comme Ségolène Royale aient dès dimanche fait ce type de première déclaration : « je pense d’abord à l’homme », elle ramène tout au même plan. Elle qui défend pourtant l'idée qu’un libertin, - à supposer qu’il en soit et cela relève de la sphère privée -, ne fait pas un violeur en puissance, un criminel. Jusqu’ici tout va bien. Lorsqu’un crime est commis dans un quartier dit tranquille, le voisinage répond toujours aux caméras « c’était un homme sans histoire, nous ne pouvons croire qu’il ait fait cela : ce n’est pas l’homme que nous connaissons ». C’est un peu le même type de réaction au PS, qui, alors que les actes dont on l'accuse ne sont toujours pas avérés, demeure bien plus qu’un voisin. Par conséquent, pas grand chose d'étonnant à ce qu'on ait parlé que de "DSK" dans les premiers jours dans la mesure où l'on a vu que lui en ligne de mire : 150 000 unes lui ont été consacrées entre le 15 et le 22 mai dans le monde. Cela ne doit pas empêcher de prendre en considération la plaignante sans déni de réalité.

C'est donc la simultanéité entre l'événement, l'information et la réaction qui pose ici problème. On pousse un certain nombre de responsables politiques à tirer des conclusions de ce qu'on imagine comme le plus vraisemblable en fonction de l'image que l'on a de la personne. Et là où François Baroin, prudent, déclare : "je n'utilise pas le futur, encore moins le présent, et tout juste le conditionnel", Marine Le Pen, surfant sur la vague (voire sur le vague), parle au présent en imaginant le futur, et ignore le conditionnel.
Yvan Levai, journaliste, ex-mari d’Anne Sinclair, déclarait le 25 mai à l’antenne de Pascale Clark sur France Inter : « tous les éléments d’une tragédie moderne où le temps s’est rétréci sont présents, tout va à la nanoseconde. », et tout le monde s’appuie sur « la version immédiate » des faits aux fins de sa propre « catharsis ». D’où le débat qui se déplace sur le machisme et le harcèlement dans les milieux politico-journalistiques en particulier et les élites en général. Un débat qui doit avoir lieu, mais qui part ici du principe que par réputation, Strauss Khan est à tout le moins un harceleur. L'accusation morale pèse presque plus lourd que la décision de justice. Dans ces circonstances graves, la sexualité de M. Strauss Khan est devenue une res publica qui permettra peut-être à de nombreuses femmes d'inquiéter, à tort ou à raison, des supérieurs qui se croient impunis en la matière. Dans ce contexte, la presse devrait écrire sur ce qu'elle est en mesure de prouver. 

mercredi 2 mars 2011

Comment aborder le nouvel album de Radiohead ?

Dégagé de toute contrainte commerciale et artistique depuis plus longtemps qu’on le dit, Radiohead revient avec son 8e album, le secret The King of Limbs. Une œuvre frustrante, noueuse, à la façade austère, que l’esthétique radicale et l’élégance sereine et parfois subliminale des arrangements placent quelque part entre les audaces formelles d’Amnesiac (2001) et la tessiture organique d’In Rainbows (2007). Ou bien simplement 8 chansons pour faire danser ceux qui travaillent du chapeau.




Une histoire d'attentes, de transferts

Pour apprécier la musique de Radiohead, il suffit d’un coup de foudre à certains, d’autres se gardent de se prononcer avant une dizaine d’écoutes. Or, cette idée qu’il faille accorder plus de temps à Radiohead qu’à d’autres artistes, même si elle est fondée, commence à sembler une immunité de principe paralysant le sens critique. Donc, bien que l’album ait tourné une quinzaine de fois sur ma liste de lecture depuis une semaine, j’ai été fixé au bout de 3 ou 4 écoutes. Comme on échoue toujours à parler de ce qu’on aime, j’ai tout de même tourné mes idées 7 fois dans ma tête avant de me lancer.

The King of Limbs souffre d’avoir été trop attendu. Un ami me confiait récemment : « j'ai un peu cessé d'attendre le salut du monde de la part de Radiohead, mais c'est sans doute pour ça que je suis rarement déçu par leur musique ». Autre réaction d'un fan de la première heure : « TKOL est un disque qui répond à mes attentes en termes d’envie de sérénité après pas mal d'années de rebondissements... Le disque de mes 30 ans en somme. Je ne trouve pas qu’il soit moins bon ou meilleur que Kid A, il est différent... Ils n'ont plus le même âge, ni la pression de faire l’album d’après un classique comme OK Computer (1997) ». 

La signification qu’attachent les fans de Radiohead à quelques uns de leurs albums en fonction de la charge affective correspondante à l’époque de leur sortie est étonnante. Radiohead est encore un arbre de vie pour beaucoup de monde en 2011, un peu à la manière des Beatles. On grandit avec eux, un peu grâce à eux aussi. En cela, certains de leurs albums, de leurs chansons (et faces B) tendent à devenir de purs fétiches dont les fans se disputent l’attachement. C’est ainsi que « l’effet drogue » dont parlait Françoise Hardy au moment de la sortie d’OK Computer (1997) s'est dégradé en tendance ‘‘crypto-Da Vinci Code’’ qui finit par transformer le sens de l’énigme du groupe en délire collectif relayé à la vitesse d’un virus sur le net. Un nombre impressionnant des plus renseignés sur les forums semblent incapables de s'avouer que l'album ne leur plaît pas plus que ça. Ils en font donc un objet codé, sujet à tous les fantasmes symbolico-informatiques, censé correspondre à l'univers du groupe.

La tentation est grande de jauger chacun des disques de Radiohead, non par rapport au précédent ou en soi, mais comme si Radiohead était un genre, donc par rapport à leur discographie, précisément avec Kid A comme mètre-étalon. Rappelons que cet album essuya de manière moins appuyée à l’orée du millénaire les mêmes critiques que TKOL : absence de chant articulé et de ‘‘vraies chansons’’, absence d’émotions, prétention au mystère, stratégie marketing d’auto-gestionnaires cyniques...

The King of Limbs est un album dont les ambiances procèdent presque entièrement de rythmes sans interruption (4 secondes de blanc en tout et pour tout entre la 4e et la 5e plage : autrement dit pas de pause, mais beaucoup de vide sculpté à l'intérieur de certains morceaux par les coups de ciseaux rythmiques, un peu comme sur Kid A), dès l’instant où l’auditeur est pris dans les roulis de "Bloom", jusqu’à la drum & bass sauvage, aux volumes fluctuant de "Feral". Cette première face évoque Amnesiac et le travail en solo de Thom Yorke et de son nouveau groupe Atoms for Peace qu'on attend au tournant ; tandis que la seconde moitié plus éthérée, hypnotique, acoustique, dans la continuité de la deuxième partie d’In Rainbows ne suffit pas à en faire un objet aussi engageant, chromatique et surtout neuf que Kid A.

Tout se passe comme si, Radiohead était désormais un groupe trop dispersé à cause des familles et des projets parallèles de chacun pour pouvoir investir suffisamment d’énergie dans une œuvre passionnante de bout en bout. Cela explique peut-être l'absence totale de promo du groupe à ce jour qui semble vouloir minimiser l'impact de la sortie et laisser parler la musique, tout en poursuivant une stratégie de self media, après une campagne presse en 2007 particulièrement didactique sur le modèle économique choisi. L’espacement des courtes sessions débutées au soleil de Los Angeles l’hiver dernier a pourtant permis de faire de TKOL un album - on n'ose plus dire un "disque" - moins laborieux qu'In Rainbows. Un tout très cohérent, compact, qui doit correspondre parfaitement aux goûts actuels de Thom Yorke. La voix du groupe s'étant depuis quelques années contenté de publier des playlists indiquant une direction artistique, un courant electro privilégié, au lieu de disserter sur les errements habituels de son groupe en studio. 


Comme des chapelles orthodoxes

Radiohead enregistre des disques comme on conçoit de l’art, ce qui ne veut pas dire qu’il soit un groupe infaillible. TKOL a des manques et des défauts. Il n’est pas spécialement court compte tenu de la maîtrise du temps et de la spatialité qu’il affiche ; les 3 derniers morceaux semblent arrêter le temps. Il est ambitieux sans être grande gueule, il n’explose jamais vraiment. Or, pour être irréprochable, il aurait fallu claquer au moins un morceau imparable comme "Lotus Flower", disons à la place de "Codex", un titre entre parfaite épure vocale et orchestrale, et insignifiance. De même "Bloom", le premier titre qui sert un peu de transition avec le dernier morceau du précédent album, "Videotape", si riche soit-il, est un peu comme une redite de la version live de "The Gloaming" sur Hail to the Thief (2003), album dont l’inconsistance rétrospective en fait le moins mémorable de Radiohead avec le tout premier, en dépit de sa diversité, alors qu’il avait surtout donné lieu a une tournée fantastique.

Reconnaissons que jusqu’à cette époque, quel que soit leur style, les morceaux étaient beaux et touchants. Rétrospectivement, certains diront à cette aune que Radiohead était déjà fini après Amnesiac. «MorningMrMagpie» pourrait, en ce sens, être l’aveu d’un manque d’inspiration : «you’ve stolen all my magic, you took my melody». TKOL souffre tout simplement de compositions faibles au départ et parfois anciennes ("GiveUpTheGhost", "MrMagpie"), dont le traitement et la vision priment. «There There», «2+2=5», «Videotape» et «House of Cards» auraient aussi bien pu être passées à la moulinette TKOL. Le résultait aurait sans doute été étonnant.

Beaucoup d’approximations circulent sur ces 8 chansons : l’absence de guitares ; elles sont pourtant là, électriques mais sèches, sans artifice, sans la moindre distorsion. Sa dominante electro ; tout ou presque est joué sur une batterie (sans aucun coup de cymbale) dont les parties, arythmiques mais bien trop monotones, sont la plupart du temps montées suivant une esthétique electro devant effectivement beaucoup à Flying Lotus mais aussi au dernier Massive Attack ou à Can de manière plus assumée que d’habitude : la «machine à écrire» contrariante de "MorningMrMagpie" posée sur des guitares et basses évoquant du Fela à la sauce Radiohead. Avouons-le, la communauté des audiogeeks ayant légalement téléchargé l'album en format wav sera contentée de ce côté-là.

Niveau écriture, là où sur Kid A et Amnesiac on avait affaire à des chansons réalisées à la manière du jazz ou de l’electro, elles sont sur des titres comme "LittleByLittle" imprégnées de ces diverses influences qui font leur tissu même. TKOL rappelle ainsi ces chapelles orthodoxes sans intérêt vu de l'extérieur, mais dont l'incroyable richesse des décors intérieurs laisse sans voix. Cette impression d’arbre qui cache la forêt vient sans doute du travail sur le détail sonore : "Separator" et ses voix subliminales dont les reverb dub tournent à l’infini sans qu’on y prenne garde, ou les cliquetis quasi imperceptibles du riff répétitif de batterie qui créent un arrière-plan influençant l’écoute et son souvenir, comme les traces d’un songe dont on sent que les détails s’estompent au réveil sans que l’on sache exactement les identifier. Ou bien comme un film dont les mouvements des figurants ne sont jamais anodins. De même "Lotus Flower" repose peut-être davantage sur l'effacement total de la guitare et la beauté cachée de ces enluminures electro-acoustiques que sur sa drum & bass à la Fourtet.

Niveau textes, même s'ils semblent comme la musique moins signifiants cette fois-ci, Yorke met de mon point de vue en scène des couples dans lesquels celui qui chante se fait toujours déposséder par un autre qui veut tout de lui (un fan ?). Il semble cette fois encourager le sentiment d'abandon soit à la nature, soit à l'autre : «I think I should give up the ghost in your arms» chante-t-il complètement relâché, atteignant facilement la beauté des meilleures chansons du maître Neil Young. Dans "Codex", un morceau qui revisite avec distance d’anciennes ballades au piano, le sujet fait le grand saut dans une eau « claire et innocente », environné de libellules, là où il croisait des anges aux yeux noirs dans le Styx de "Pyramid Song". Ici, les cordes et les cuivres ne sont plus que des ponctuations mixées à bas volume, relevant le tintement d'un piano qui semble joué sous l'eau de la fontaine de Trevi (le même effet d'altération du son que celui employé sur les cordes de "Quarter Tone Bloom" sur la B.O. composée par Jonny Greenwood pour le film Norwegian Wood). Sur "Bloom", il nage au milieu des tortues géantes et des méduses, peu soucieux de sa trajectoire. Sur "Separator", il finit par se réveiller après un rêve exotique peuplé d'oiseaux géants, libéré d’un poids.

Peut-être pas à prendre au pied de la lettre, mais cette note finale est révélatrice d’un nouvel état esprit. Radiohead a commencé à dévier de sa propre orbite depuis un petit moment, sans se perdre, et ne court plus après le classique de plus, manqué de peu avec In Rainbows. Ce groupe ne tient plus spécialement compte ni du passé, ni de l'avenir.