samedi 23 janvier 2010

Gainsbourg : vie héroïque et destruction créatrice

Le film de Joann Sfar, Gainsbourg (vie héroïque) est le premier conte cinématographique retraçant la vie de l'artiste. Le résultat est une fresque brillant surtout là où les vignettes présentées échappent le plus au genre couru du biopic. Où les souvenirs auditifs et visuels refaçonnent les morceaux de bravoure d'une biographie fantasmée. Où l'onirisme de l'un se mêle à la poésie de l'autre. Où héroïsme rime avec destruction.

Un héros cynique

Si Gainsbourg eut une vie héroïque, qu'aurait-il eu de plus fort que le sens du tragique ? Dans sa dernière interview rue de Verneuil en 1990, l'auteur déclare : "toutes mes chansons sont né-ga-tives ; pour la dérision et une bonne dose de cynisme. Oscar Wilde disait : 'le cynisme c'est connaître le prix de tout et la valeur de rien'."
Gainsbourg était donc un héros cynique, "un insoumis". La dimension tragique du film réside, elle, dans la présence à l'esprit, au moment où l'on découvre à l'écran le couple Birkin/Lucy Gordon - Gainsbourg/Elmosnino, du suicide de l'actrice anglaise remontant à la fin du tournage. Le réel saisit donc doublement la fiction à la gorge. Au-delà de ces considérations contextuelles, le film contribue en soi à porter à incandescence la période où Serge et Jane s'inventent en couple de légende.

Dans son film, Sfar ressuscite Gainsbourg et ses femmes. En faisant chanter Eric Elmosnino, il enchante sa vie. De ce conte, Sfar ne réinterprète aucun passage télé ou presque. Alors que la vie de Gainsbourg correspond aussi à l'histoire de 35 ans d'émissions télévisées, Sfar nous le fait apparaître avec autant de force dans les coulisses de sa propre vie. La seule reproduction d'une scène déjà filmée et initiatique pour Gainsbourg, en tant qu'elle le fait passer de vedette à star, est celle de la confrontation avec les paras en 1979 à cause de l'annulation d'un concert à Strasbourg. Reproduite quasiment à l'identique, la scène de la Marseillaise a capella n'a finalement pas la tension dramatique et la perfection de l'événement réel resté dans les mémoires. A partir de là, les douze dernières années de la vie de l'artiste sont trop sélectives et bâclées. La période Bamboo n'est peut-être pas la préférée de Sfar qui a l'intelligence de s'attacher au nœud de l'enfance du héros. Gainsbourg en s'opposant aux paras devient en effet le héros qu'il avait souhaité être toute sa vie. "Et tout le reste", comme disait Gainsbourg citant un poème de Nabokov, "est littérature".

D'où vient la destruction comme moteur ?

En 1941, Lucien Ginzburg a onze ou douze ans lorsqu'il découvre placardées dans les rues de Paris les affiches de l'exposition vichyste Le Juif et la France. Se reconnaissant dans ces horribles caricatures, réservoir d'images mentales déformantes qui le feront se représenter en "homme à tête de chou" en 1978, il prend alors conscience que son visage peut le conduire à la mort. Averti d'une rafle imminente dans l'école de garçons où il est en internat, on lui ordonne d'aller se cacher seul, armé d'une hache, pendant quelques nuits dans les bois. Ce moment traumatique achève d'en faire un enfant pas comme les autres et un survivant. La culpabilité qu'il pourrait avoir ressenti plus tard sans vraiment l'identifier clairement aurait alors pu nourrir ce sentiment de laideur, d'exclusion et d'injustice - si je suis devenu cynique, déclara un jour en substance le chanteur, ce n'est qu'au contact de mon prochain.
C'est peut-être même l'angoisse maladive émanant de ces images introjectées qui a gouverné en bonne part ses pulsions auto-destructrices. On peut considérer que lorsqu'il brûle ses toiles, Gainsbourg commet un acte criminel envers lui-même. Néanmoins, bien d'autres avant lui ont détruit tout ou partie de leur œuvre. Jasper Johns, à qui l'on doit avec Rauschenberg le Pop Art, n'a-t-il pas détruit dans les années 50 la quasi totalité de son œuvre avant de passer au ready made ? Chaïm Soutine, peintre du début XXè, ami de Chagall et Modigliani, lui aussi juif, d'origine lituanienne, hanté par les souvenirs morbides d'une enfance troublée et fragile de santé, caché pendant la guerre, poursuivi, dénoncé, et finalement enterré sous le nom de Madame Laguierre, a lui aussi détruit de nombreuses toiles.
Difficile donc de connaître les réelles motivations du geste de Lucien Ginzburg. Hyper lucide, le jeune artiste peintre aura pu considérer qu'il ne serait jamais génial en peinture, l'un des bords du triangle des arts qu'il considérait comme majeurs avec la poésie et la musique classique. Une chose est pourtant sûre : en abandonnant une part de lui-même, Gainsbourg se réinvente en chanteur. Or, en creusant les biographies du père et du fils, on découvre que le père de Ginzburg était lui-même peintre en Russie. Un jour, parti vendre ses toiles par le train, il s'assoupit, et se retrouve totalement plumé au terminus. Dépité, il décide dès lors de ne plus jamais prendre sa palette et reporte plus tard ses espoirs sur son fils qui choisit finalement une démarche si différente que son père ne la comprendra jamais.

Gainsbourg (vie héroïque) s'ouvre sur la sévérité du père quant à l'apprentissage du piano. L'enfant n'aime pas le piano car l'instrument ne permet pas à la famille de vivre décemment. Comme peintre, il sera encore plus exigeant envers lui-même que son père ne l'était lors des leçons de musique. A sa mère, il dit dans le film : "je jouerai si tu m'achètes un pistolet". Littéralement, le pistolet lui permet de jouer, mais en détruisant. Lui qui écrit 12 belles dans la peau et Quand mon 6.35 me fait les yeux doux aimait à se définir en "showman, tireur d'élite". Dans le film, Serge sort son flingue quand il faut le pointer aux nez de ceux qui veulent le soumettre.
Gainsbourg joue d'abord avec les femmes, puis avec son image, avec le succès, enfin avec un symbole de la République (La Marseillaise), en même temps qu'il gâche la plus belle période de sa vie en se détruisant à petits feux, par excès en tout genre. Détruire lui permet de jouer et ainsi d'assumer ce que son père lui transmit d'artistique. Sfar aurait pu lui aussi détruire en déconstruisant l'image de Gainsbourg ; il y substitue son imaginaire, ses dessins, ses peintures, en reconstruisant cette image.
En 1964, Au moment de la sortie du 33 tours Gainsbourg Percussions, Denise Glazer demande à l'auteur ce qu'il pense de son propre disque : "je l'ai déjà oublié (...). Quand je faisais de la peinture, je détruisais toutes mes toiles, ce qui fait qu'il ne m'en reste aucune. Et maintenant, je ne peux pas détruire mes disques parce qu'ils ne m'appartiennent plus, une fois qu'ils sont gravés. (...) Je pense au prochain". Gainsbourg pensait être un initié, en avance sur son temps, et une des conditions de ce génie était sans doute de pouvoir se séparer immédiatement de ses productions pour rester dans une géniale projection. Toujours dans sa dernière interview il a cette phrase dont la vérité se mesure d'autant mieux aujourd'hui : "le talent est en train de baiser le génie, parce qu'il est perceptible dans l'immédiat".

"Quand Gainsbourg se barre, Gainsbarre se bourre"

Dans les années 80, Gainsbourg se dédouble en créant Gainsbarre. Lui-même avouait sa dualité : "Dr Jeckyll, c'est moi, Mr Hyde, c'est le showman". Pour donner de l'épaisseur à la métamorphose de Gainsbourg en Gainsbarre, Sfar dédouble son "moi" sous la forme d'un personnage imaginaire. Dans sa conscience d'enfant, ce mauvais génie est un gros bonhomme encombrant dont la tête enfle jusqu'à exploser. Ce personnage est à la fois un frère imaginaire et un cauchemar halluciné correspondant au "on ne veut plus voir ta gueule", à la mise au ban du père de Lucien des boîtes de jazz dans lesquelles il jouait la nuit.
Sa conscience d'adulte est plutôt de l'ordre de l'ombre maladive. Gainsbourg, ayant alors francisé son nom comme une toute génération de juifs souhaitant rester Français en France, est adossé à l'ombre de la guerre et de Vichy. Le "diable" qui l'accompagne est un double qui se réjouit des malheurs de Serge. Il y a là l'idée que ce sont les malheurs imposés de l'extérieur qui commencent par transformer une personnalité et un destin. Comme dans les livres de Mathias Malzieu, acolyte de Sfar, ce personnage est un passeur entre monde réel et imaginaire, morts et vivants, enfants et adultes. A travers l'onirisme de Sfar, on accède à la poésie gainsbourgeoise sans qu'elle ne soit jamais figée dans le marbre de l'exercice de style qu'est le biopic.

Niveau casting féminin, c'est Laetitia Casta qui s'en sort le mieux, jouant tellement avec l'image de BB, qu'elle finit par faire oublier la personne référente. Lucy Gordon est elle aussi inoubliable. Elle a la silhouette, l'accent et le style de la Birkin des années 70. Mais le rôle qu'elle joue est déjà trop écrit, trop documenté. Sarah Forestier en France Gall est, disons-le, parfaitement insignifiante, tandis qu'Anna Mouglalis paraît plus charmeuse et mystérieuse encore que Gréco, une nuit où Serge lui offrit La Javanaise.

Elmosnino ne joue pas Gainsbourg : il joue à Gainsbourg, comme Gainsbourg

Ce sont peut-être même les personnes qui ont traversé la vie de Gainsbourg le plus fugacement qui sont les plus marquantes dans le film : Philippe Katerine, qui est plus Katerine que Vian, ou Fréhel / Yolande Moreau. Chez elles on ne cherche pas à retrouver l'essence de l'icône dans la grâce de sa première jeunesse. L'on s'accordera aussi à dire qu'Elmosnino est magistral, qu'il fait revivre dans un geste de la main, dans un port de tête, dans une manière de fumer, la voix de son maître. Détaché du mythe, amoureux du rôle qu'il a composé, il est comme la vertèbre d'un dinosaure à partir de laquelle on peut recréer tout le squelette. Déjà ressemblant à Gainsbourg, il le ré-incarne avant de l'imiter parce qu'il croit en sa vie héroïque. Contrairement à François-Xavier Demaison dans le biopic d'Antoine de Caune sur Coluche, il ne se borne pas à se transformer physiquement. Il ne joue pas Gainsbourg : il joue à Gainsbourg, comme Gainsbourg.

Pour un dessinateur de BD, s'attaquer au cinéma à la figure de Gainsbourg revient à se mesurer à une épopée moderne. Gainsbourg est un peu à Sfar ce que Rimbaud était au premier. L'art mineur ce n'est donc peut-être que lorsque l'élève se mesure au maître. Lorsque Sfar se mesure à une star.