dimanche 19 décembre 2010

Conte de Feist

5 mars 2004. Ma journée commence par un lever de soleil provençal rouge et marron vu à travers la vitre d'un TGV allant à Paris. J'ai rendez-vous avec Leslie Feist (et non avec Amélie Poulain) en fin de matinée à La Rimaudière, une brasserie du quartier Notre Dame de Lorette. Feist arrive seule, en voisine. Plus d'un aujourd'hui enragerait de savoir qu'elle était à l'époque dans les Pages Jaunes. Au téléphone, Polydor m'avait donné une demi-heure pour l'entretien. Finalement, on ne minute pas. Au bout d'une heure, Feist doit partir. Elle doit acheter la pièce manquante d'un projecteur qui servira pour son premier vrai concert solo en public au Bataclan le lendemain soir. 

Née de parents artistes, un père peintre expressionniste abstrait et une mère ayant étudié la céramique, Feist a gardé de son père l'envie de vivre, de grandir et de créer dans un réseau d'artistes excentriques et le besoin de "rendre visible ce qui est audible" : soit de créer un pendant visuel à sa musique. De sa mère, elle a gardé une passion pour la chanson populaire américaine d'avant le rock, s'entraînant pendant des années à chanter aussi bien que ces voix en noir et blanc. Plus tard elle a suivi Gonzales à Paris après une aventure berlinoise. C'est là qu'elle a compris qu'elle pourrait faire quelque chose de ses influences anciennes, parfois désuètes. 


Feist n'est pas spécialement une avant-gardiste au sens où Björk peut l'être, mais elle a une pouvoir de sublimation assez rare. Je me suis souvent demandé pourquoi le mot "saison" revenait souvent dans ses chansons, et Dianne Montgomery, l'une de ses shadows shows performers (concept à soumettre à François Bayrou), a verbalisé ce dont je n'avais que la sensation dans le DVD qui vient de sortir "Look at what the light did now" : "Leslie a un don pour prendre des grands concepts comme l'océan, les montagnes, les saisons et les rendre accessibles aux gens. Et elle sait faire l'inverse aussi : prendre l'idée des excuses, de s'asseoir sur un banc dans un parc, de se réveiller avec des nœuds dans les cheveux, et en faire des choses qui rendent la vie grandiose". Je n'ai jamais eu l'occasion de publier cette interview, seulement quelques citations dans un article. La voici en entier. L'album Let it Die allait sortir quelques jours plus tard.



Let it Die correspond-t-il a une période musicale en particulier  ?
Leslie Feist : J'espère que l'album est un peu hors du temps. Les musiques anciennes m'inspirent. Je ne sais pas si c'est parce qu'enfant ma mère passait Ricky Nelson, Peggy Lee, Patsy Cline : des trucs un peu old fashion. Ça a été implanté dans mes goûts avant que j'aie la moindre idée du cool. Et plus tard j'ai découvert une anthologie du folk américain dont on entend assez peu la marque sur l'album, mais l'intention est là.

Contrairement à ton tout premier disque, Monarch (1999), ce disque tu ne l'as pas fait toute seule. 
Non, c'est une vraie collaboration avec Gonzo (Chilly Gonzales), y compris dans le choix des morceaux. Il était inspiré par la façon de travailler du courant Brill Building, par des arrangements à la Burt Bacharach : quelque chose qui vient en soutien de la voix, qui n'est pas là comme une démonstration.

Feist s'interrompt, l'endroit est très bruyant :
-"Désolée, je suis complètement crevée. It's crazy loud here."
-"Ce serait moins bruyant dehors..."
Nous sommes interrompus par la serveuse du café qui demande plus ou moins à Feist si elle a une gueule d'atmosphère et si elle reprendra un petit thé. Bien entendu "la petite chanteuse" comme l'appelle la grosse dame ne comprend rien, mais Feist l'a trouve trop sympa quand même. Parfois il faut être avec des étrangers pour se sentir vraiment à Paris. 
-"T'as pris un train ?" Reprend-t-elle.

-"Oui. Il y a deux jours j'ai écouté ta Black Session sur France Inter en direct dans le sud de la France et aujourd'hui j'ai pris un train à l'aube."
-"Et tu n'as pas pensé que ça sonnait terriblement mal ? Tu peux le dire, honnêtement."

-"Non, pourquoi ?"
-"J'ai fait une reprise des Kinks, un de mes groupes de rock 60's préféré. Ils étaient aussi bons et prolifiques que les Beatles mais personne ne les connaissait. J'ai aussi mes compositions originales, dont certaines sont pour le prochain album. C'était mon tout premier concert, et je pense que le faire à la radio nationale était une erreur. On devrait avoir le temps de roder son concert dans un club pendant plusieurs mois avant l'étape du grand show radio. Et puis un concert, c'est aussi fait pour être vu. Là, c'était un beau théâtre qui sonnait super bien, mais c'est une illusion. Je ne crois pas que ça sonnait si bien à travers un poste de radio crachotant. On fait des albums pour prendre le temps d'avoir le son parfait, parce qu'il n'y a rien à regarder... A la radio, ça devrait être pareil.


Revenons à ce que peut évoquer cet album : l'enfance ?
Disons qu'on a essayé pas mal d'instruments. Gonzo est affilié electro, et il a un petit problème avec le rock, donc on voulait éviter les instruments connotés rock comme la guitare électrique, utiliser une autre palette pour penser différemment. Du coup j'ai presque tout fait à la guitare acoustique. Pour le côté enfantin, c'est peut-être parce qu'on n'a pas utilisé de sons contemporains, ce qui pourrait renvoyer les gens à leur enfance.

En écoutant "Tout Doucement", j'imagine des souris qui dansent par exemple. 
C'est marrant parce qu'on l'appelait "la danse des crickets" ! Tu sais, Jiminy Cricket qui débarque : pompompom.

Je l'ai passée à des amis, il y avait un bébé dans la pièce et ça l'a fait danser. 
Nooooooo ! Comme Gonzo et moi avons tout joué nous-mêmes, on a imaginé des personnages car on n'avait pas de musiciens. Un ours à la basse parce que c'est lent et lourd, un petit garçon roux de 8 ans aux cymbales. J'aime que ce soit toujours très visuel et imaginatif.

Mais en même temps, tu as appelé l'album Let it Die...
Let it Die est un indice. Je voulais flécher la direction vers le cœur de l'album qui est le refrain de cette chanson. L'idée centrale du disque c'est : "the saddest part of a broken heart isn't the ending so much as the start". A la fin d'une relation amoureuse, tu te sens désespérément triste. Mais si tu y réfléchis bien, le plus dur à vivre c'est qu'au début tu pensais vraiment que ça allait être parfait. De se rappeler que c'est le moment où tu avais le plus de joie, d'espoirs et d'exaltation qui crée la douleur finale, c'est vraiment dur à penser quand on souffre, mais ça permet de remettre les choses en perspective. Donc l'excitation des débuts n'est jamais aussi sûre qu'elle paraît, parce que tout peut se retourner.

C'est un cycle. 
C'est un cycle et c'est pourquoi la pochette de l'album est en forme de cercle, et que tout est compris à l'intérieur. Tu laisses une chose mourir, et c'est seulement comme ça qu'une nouvelle chose peut commencer. Toute ta vie est comme ça. En tout cas, il n'y a pas moyen d'appeler un disque "the saddest part of a broken heart etc etc..."

Initialement tu viens du punk. Michael Stipe de R.E.M. dit que le punk est moins un son mais qu'une attitude. On peut faire de la pop et être punk. Toi, es-tu encore punk ?

J'ai une histoire là-dessus. Mon père est peintre et il a vécu la vie d'un artiste fauché à New York. Le critique d'art américain Clement Greenberg avait quelques tableaux de mon père dans sa collection privée. C'était l'époque de la mouvance Jackson Pollock à New York. Mon père appartenait à ce réseau d'artistes. Mais quand j'étais gamine, je voyais qu'il avait un look hyper conservateur. Moi j'étais cette petite punkette avec mes grosses bottes et mes vêtements déchirés, et lui portait une veste de costume et ces espèces de mocassins : un vrai look d'avocat. J'ai dit à ma mère : "papa est censé être un artiste excentrique, être comme nous". Et elle m'a répondue : "c'est un rebelle. C'est un geste anti-conformiste pour un artiste de s'habiller comme un avocat". On se définit souvent contre les gens avec qui on est à l'école, et lui se définissait à l'inverse de ce que l'on attend d'un artiste qui crève la dalle. Donc Michael Stipe a peut-être raison. Punk, je l'étais d'une certaine manière, mais ça a une connotation politique. Je ne m'identifie pas vraiment à ce mot parce que j'étais juste une ado qui s'éclatait sur du heavy rock, pas du tout politisée.

C'est vrai que tu ne peux plus chanter de punk à cause d'un problème de cordes vocales qui t'a contrainte au silence pendant des mois ?
Il y a plein de trucs que je ne peux plus faire à mon âge (rires ; elle a tout juste 28 ans à l'époque...).

Tu aimes l'idée d'appartenir à des collectifs. Mais là tu relances ta carrières solo. Vas-tu tirer un trait sur tes autres projets pour te consacrer à tes albums ? Comment envisages-tu l'avenir ?
J'ai toujours eu 2 ou 3 projets en même temps. Au moment de mon premier album je venais de me mettre à la guitare, d'ailleurs ça sonnait country parce que c'était les premiers accords que j'avais appris. A la même période, je commençais à jouer dans Broken Social Scene, seulement comme guitariste. On faisait du fun rock au départ et ça m'a permis d'améliorer mon jeu. Ensuite, il y a eu la collaboration avec Peaches qui était ma coloc'. Donc ça marche toujours en triangle. C'est une question de division du temps. Jouer avec Broken me manque, et je ne peux maintenant le faire que lorsqu'ils passent ici. Je commence à travailler sur le nouveau projet de Gonzales entre temps. Et je viens de me mettre à la batterie pour pouvoir rejoindre un groupe si l'occasion se présente. Qui sait ? Encore une fois, je pense que les gens font plus de choses que ce a quoi on les réduit. Un avocat peut très bien aller faire du parachute le week-end.

Il semble se passer quelque chose avec le single Mushaboom sur lequel j'ai eu moi-même un coup de foudre en le découvrant à la radio. Je ne saurai dire pourquoi mais je trouve que c'est une chanson faite pour la radio. Avez-vous eu le même genre de déclic en studio avec cette chanson ?
On ne savait pas laquelle serait le single avant la fin. On n'essayait pas d'en avoir un en particulier. Mushaboom est une première étape. Je ne sais pas si le risque qu'elle masque le reste de l'album existe parce que les chansons sont toutes si différentes et si fortes, comme si elles pouvaient se battre (rires). J'étais un peu anxieuse d'avoir autant de styles différents sur le disque. Les gens pourraient penser que je ne fais pas bien les choses, que c'est un assemblage impur. Mais j'ai réalisé en tournant avec Gonzo que ça marchait. On passait d'un ballet à un thème avec un gros beat et d'une danse synchronisée à des duos, des slows. Il n'y avait pas de logique. Mais on voyait sur le visage des gens que ça n'avait pas d'importance. Ils étaient embarqués dans le voyage. Comme ça ne les a pas choqués, ça a été plus facile de reproduire ça sur le disque.

Quelle genre de pression te met ta maison de disques française, Polydor ?
Tu sais, peut-être que la raison pour laquelle ils me laissent tant de liberté c'est qu'ils ont compris qu'il n'y a pas de méthode pour obtenir quoi que ce soit avec moi. En fait l'album était terminé avant qu'on choisisse un label. Il n'y a eu aucune interférence qui aurait pu en dévier la trajectoire. C'est rare, on a eu de la chance. Personne n'était assis sur le canap' en disant : change ceci, change cela.

Pour les paroles, tu as cité l'exemple des fables d'Esope et La Fontaine, pourquoi ?
Je pense qu'ils font partie des premiers storytellers. Je ne crois pas qu'Esope ait inventé lui-même les histoires présentes dans les fables. Il aurait rassemblé des histoires, exactement comme dans la folk music. Ces histoires existaient dans le passé depuis des générations et je pense que La Fontaine est celui qui les a écrites en français. Esope a commencé à utiliser les animaux. Ils sont toujours très archétypaux : poor man / rich man, whatever. Ils sont anonymes, on n'apprend jamais leur secret. Tout le monde est très plat, et je pense que lorsqu'un texte ne parle de personne en particulier, il parle de tout le monde. La distance permet à l'auditeur, au lecteur d'y mettre de soi. Ce n'était pas une idée précise que tout le monde s'identifie à mes paroles, mais je voulais me lancer le défi d'écrire plus qu'un journal intime. Si j'enlève les détails inconséquents comme pourquoi je me sens comme une merde, et qui m'a fait me sentir comme une merde, then maybe I can find that seed that is the shit (elle est morte de rire...). 

Pourquoi avoir décidé de venir vivre en France ?
Pendant des années j'ai essayé de travailler au Canada en tant que cuisinière et serveuse à la fois, parallèlement à la musique. C'est possible de tenir, mais c'est insuffisant pour vivre. Niveau goûts, les gens ne sont pas très ouverts d'esprit. En arrivant en Europe, on sent tout de suite quelque chose de différent. Je n'ai même pas la radio alors je ne peux pas vraiment dire, mais à chaque fois que je suis dans une voiture et que j'écoute Nova, la variété de ce qu'ils programment est tellement bizarre quand on pense que c'est une station de radio populaire. Ça n'existe pas en Amérique du Nord car tout est segmenté. D'un côté, il y a la principale radio rock qui contrôle tout, de l'autre la radio étudiante qui passe ce qu'elle veut, mais dans un sens elle marche comme une sorte de mafia. Ici, il y a plus de place pour la différence, pour les excentriques. Du coup j'ai décidé de sortir Let it Die au Canada sur le label indépendant de Broken Social Scene : Arts & Crafts. On essaiera en Amérique de la même manière. Mais si je devais choisir, je prendrais quand même l'option radio étudiante plutôt qu'une major américaine où personne ne comprend la subtilité. Leur format est trop strict.

Mais pour sortir un tel album, fallait-il vraiment travailler à Paris ?
En fait j'étais en tournée avec Gonzales l'an passé, et dès qu'on avait une semaine de libre on venait à Paris pour faire une session d'enregistrement au studio Ferber. C'était notre secret à Gonzo, Renaud Letang (ingé son) Thomas Moulin (assistant ingé son) et moi. Aucun de mes amis et des gens avec qui j'avais fait de la musique au Canada n'ont entendu quoi que soit avant que ce soit terminé, car dans un sens je savais que c'était une approche européenne, que je mettais de côté toutes mes expériences passées, mon journal intime, jusqu'à l'idée de mon écriture pour essayer de faire quelque chose de complètement neuf. Pour y arriver, il fallait être loin du regard des autres.

Et finalement, tu restes à Paris.
Yeah... (elle n'a pas l'air de vouloir donner beaucoup de détails personnels là-dessus).

Sans t'avoir vue en photo, des amis ont cru que tu étais noire. N'est-ce pas une belle illusion acoustique ?
Ils ont demandé si j'étais noire ! Really ! Noooo Waaaaayyyy ! C'est un compliment, ça fait vraiment du bien à attendre... Well, j'ai beaucoup écouté Bill Withers et Marvin Gaye mais je suis résolument blanche... C'est fou ; je suis touchée et heureuse d'entendre ça parce que j'ai passé ma vie à écouter du Gospel et de la soul avec jalousie ; ces chanteurs n'avaient qu'à ouvrir la bouche pour que sortent des sons magnifiques. On dirait un don de la nature.

lundi 8 novembre 2010

"Wartime Lies" (les enfants savent mentir)

Plus qu'une terrible fable sur la perte d'innocence et le mensonge, cette éducation polonaise écrite par le méconnu Louis Begley et que devait porter à l'écran Stanley Kubrik est une Iliade et une Odyssée européenne. Wartime Lies est un court roman qui pose une question lancinante : quelles forces gouvernent le sort et la survie ? 
  
Pour Maciek, l'enfant présent dans l'histoire, la guerre est d'abord un bruit de bottes lointain, dont l'abstraction permet pour un temps une éducation maternelle et sensorielle.
Quand les bruits sont là, la guerre est partout et tout le temps signifiante, à l'intérieur comme à l'extérieur de soi.
Un demi-siècle plus tard, la même personne, à la fois étrangère à elle-même et obsédée par son histoire, se demande qui jouait le rôle des dieux des récits mythiques agissant les forces d'un monde en train d'être englouti.
Je pense pour moi que c'est le narrateur le dieu de ces mensonges sacrés qui lui ont sauvé la vie, en lui en ôtant le sens.
Fasciné par Kafka à qui il a consacré un essai (The Tremendous World I Have Inside my Head, 2008), l'auteur est parvenu à recomposer à partir de ses souvenirs le tribunal intime d'un enfant qui a fait l'apprentissage de la survie par la honte. Un sentiment amené à muter selon les âges.

Abandon et reprise

L'histoire de Maciek et aussi celle de sa tante Tania qui le protège pendant leurs années de fuite à l'intérieur du chaos qu'est à l'époque la Pologne des années 40. Ainsi, le livre pose la question : comment fuir en restant au milieu des autres ? Et comment se camoufler alors que l'on attend des enfants qu'ils ne sachent pas mentir ? Uma Thurman s'était vu proposer le rôle par Stanley Kubrick, lequel aurait abandonné le projet Aryan Papers au bout de 2 ans en 1993, découragé - à ce qu'on a dit - par la sortie de La Liste de Schindler de Spielberg. Cela a de quoi surprendre : Kubrick aurait eu peur de la concurrence, plutôt que de la difficulté de représenter une histoire de la Seconde Guerre Mondiale. Or, en abandonnant Wartime Lies, le réalisateur n'a fait qu'en retarder la postérité. Jamais je n'aurais eu l'idée d'acheter ce livre si Kubrick n'avait pas décidé de ne pas faire son film. C'est comme s'il avait voulu défendre l'œuvre initiale, même à retardement, en ne l'adaptant pas.

La réalité est surement plus triviale. Ça ne s'est pas fait, c'est tout. Mais William Monahan, surtout réputé pour avoir écrit le scénario de Les Infiltrés de Scorcese, aurait adapté le texte initial. Le film est attendu pour 2011. Il sera automatiquement soumis au baromètre du Pianiste de Polanski, qui fait encore autorité. Il faudra donc beaucoup d'audace pour que Kubrick ne se retourne pas dans sa tombe.

dimanche 28 mars 2010

Obama sceptiques VS Obamaniaques


Le storyteller au carré magique

La postface à l'édition 2008 de Storytelling de Christian Salmon, que j'ai lu comme un possible prolongement à No Logo de Naomi Klein, a proposé quelques pages d'analyse sur la première séquence narrative de Nicolas Sarkozy, Président de la République. A quelques semaines de l'élection de Barack Obama, le président Français ne se montrait pas encore à la parade de Mickey avec Carla Bruni, mais Salmon avait déjà décelé la "feuilletonisation" de sa séquence d'accès au pouvoir, faisant de lui d'office un successeur en la matière de George W. Bush. N'ayant pas encore ajouté de deuxième postface sur la montée en puissance d'Obama, Salmon avait cependant publié quelques articles sur Obama, le démocrate providentiel, prédisant la victoire d'un candidat imbattable : "Obama est de la planète Internet, l'homme des déplacements, et des appartenances multiples. C'est un héros "liquide", en devenir. Deleuzien" écrivait-il dans un article du Monde du 18 octobre 2008.

Les fonctions du "carré magique" qui le caractérise sont les suivantes : la storyline autour de l'identité du candidat, la gestion du timing de la campagne, le framing, c'est-à-dire l'encadrement d'une idéologie métaphorisée, et enfin le networking. Obama répond donc plus qu'aucun homme politique à cette "autoprésentation de soi qui est à la fois écriture et exhibition" (p.225 Storytelling). Il est le premier dans l'histoire dont la candidature fut relayée à ce point par un réseau dépassant les frontières de son pays : l'onde grossissante Facebook. Ceux qui choisirent d'amplifier son message élargirent la notion d'appartenance à un parti et à son candidat. Obama était dans la campagne un visage possible des États-Unis répondant à une espérance mondialisée.

Jean-Michel Apathie : l'Obama sceptique de la première heure

Dans la campagne américaine on n'a vu, de mémoire, aucun homme politique et extrêmement peu de journalistes français critiquer Obama. Sauf Jean-Michel Apathie, Obama sceptique de la première heure, dont j'admire la plupart du temps l'intransigeance, l'ironie, la clairvoyance, la constance dans les thèmes qu'il défend (absentéisme à l'assemblée, augmentation des déficits publics, montée en puissance de la Chine face à une Europe inexistante...), la pédagogie, la lisibilité et tout le travail de référencement, images et discours à l'appui. Par ailleurs, Apathie ne se contente pas de citer largement la presse mais il analyse ce qui a pu, en creux, nous échapper en la lisant. Il est aussi passé docteur ès traduction de rhétorique politicienne, aidé par une théâtralité et une rigueur qui font boire ses paroles comme du petit lait. Ce qu'il critique chez Obama est avant tout sa lenteur à agir.

Le 10 décembre 2009, Obama reçoit le prix Nobel de la Paix, neuf jours après avoir décidé d'envoyer 30000 soldats supplémentaires en Afghanistan. On peut penser que ce prix est plus une incitation qu'une récompense. On a vu d'anciens terroristes décorés de la même distinction, mais comment Obama Nobel de la Paix pourrait encore faire la guerre ? Apathie n'a jamais vraiment cru au "yes we can". Sur son blog, le commentateur réagit à l'annonce concernant l'Afghanistan dans un post du 2 décembre 2009 : "Pourquoi Obama le sage, Obama le pacifique, accroît-il ainsi l’effort de guerre américain ? Parce qu’il y a une différence de taille entre un candidat et un président. Le premier peut dire son horreur de la guerre. Le second accède à des informations, à des données, qui modifient non seulement son jugement, mais aussi son être. La vieille Europe a adoré le candidat Obama. Elle aime déjà moins le président pour cette unique raison qu’il est devenu ce que nous souhaitions qu’il soit : président des États-Unis". Quelques jours plus tard, "Au Grand Journal de Canal +, Apathie bondit et tient à peu près ce langage : "on lui donne le Prix Nobel, mais il a rrrrrrien fait !!! Alors qu'est-ce qu'on va lui donner quand il va commencer à faire quelque chose !!!!". Helen Thomas, matriarche du journalisme de 90 ans, se veut plus pondérée dans Full Access, documentaire de l'envoyée spéciale aux États-Unis Laurence Haïm qui a elle-même suivi Obama de mars à octobre 2009. Après un demi-siècle d'observation à la Maison Blanche, de Kennedy à Obama, Helen Thomas déclare : "Obama penche du bon côté, mais il doit accepter de se faire des ennemis pour faire de grandes choses."

Les rebondissements du vote du texte sur la couverture santé

Le texte de loi sur la couverture santé, Obama en avait fait son premier grand défi au plan intérieur. Le 22 mars dernier, tous les journaux titrent : "Obama remporte un vote historique". Après 48 heures de recherches sans relâche, les Républicains ripostent. Ils ont trouvé deux vices de procédure mineurs qui imposent tout de même un second scrutin. Après l'euphorie, place au scepticisme. On se rend à nouveau compte, vu d'ici, que l'Amérique n'est pas ce que l'on voudrait qu'elle soit, et que faire bouger 300 millions d'Américains sur de telles réformes est un travail herculéen. Depuis le 22 mars, des parlementaires démocrates reçoivent menaces et attaques, assez semblables à celles qu'on peut voir représentées dans le film Harvey Milk. La journaliste Marie Colmant ajoute à l'Édition Spéciale qu'un "sondage édifiant" est sorti dans la presse américaine le 25 mars rapportant ces chiffres : "67% des républicains pensent qu'Obama est socialiste, 57% pensent qu'il est musulman, 38% pensent qu'il mène la même politique que Hitler, 27% d'entre eux sont persuadés qu'Obama est l'Antéchrist !"

Si Apathie se montre aussi réservé sur la présidence d'Obama comme révolution ou disons progrès fulgurant, c'est pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'obscurantisme d'une frange des Républicains. Apathie pense fermement - et le prouve souvent - que la politique occidentale est tombée dans le dire plutôt que dans le faire, car face au nouvel ordre mondial en train de se définir, la marge d'action est de plus en plus réduite. Ce qu'il critique dans l'aveuglement - produit de l'admiration mondialisée d'Obama - c'est une Europe candide, infantile presque, qui fonde encore au XXIème siècle la plupart de ses espoirs de sortie de crises (militaires, économiques, sociétales...) sur le leadership américain. S'il est des plus lucides sur nos illusions, on pourrait quand même défendre, au regard du vote certes serré du 22 mars, qu'Apathie a parlé, comme le président américain le jour de sa "victoire", un peu vite. Obama n'a pas dit son dernier mot. Il sait désormais que chaque victoire politique lui sera contesté, et que son action devra toujours être la plus irréprochable possible pour pouvoir exister.

jeudi 25 mars 2010

Joanna Newsom, géniale et plus douce à l'oreille...

La géniale Joanna Newsom a beaucoup travaillé à maîtriser sa voix et à peaufiner son songwriting depuis son premier album sorti en 2004. Voici un lien trouvé par Thomas Burgel des Inrocks vers un long concert enregistré récemment :


Et ma chronique pour lesInrocks.com, publiée au moment de la sortie de son deuxième album Ys :

http://www.lesinrocks.com/musique/musique-article/article/les-fables-enchantees-de-joanna-newsom-en-ecoute/




lundi 22 mars 2010

La Raffle : archives affectives et archi affectif


L'avantage d'un blog, en plus d'être "illimité" en nombre de signes, c'est de pouvoir faire partager des textes qui autorisent plus facilement le doute que dans la presse. Je peux dire "je" autant que je veux, j'ai le droit de dire "nous". J'essaie d'angler au maximum, mais je reprends souvent mes articles plusieurs semaines après les avoir publiés pour les enrichir d'éléments qui les "désanglent". C'est le cas pour le texte qui suit.

Plus qu'un petit film sur un grand thème, La Rafle pose parfois problème dans la manière dont il suscite son mérite. J'ai tenté de comprendre pourquoi. 

Devoir de mémoire / devoir de critique

La Rafle de Rose Bosch est sorti il y a deux semaines, et il nourrit deux débats récurrents dans les principales critiques. D'un côté, ceux qui éprouvent de la gêne à cause de l'aspect consensuel du drame qui obéit à la logique suivante : parce qu'on n'a pas le droit d'oublier, on est obligé d'aimer. De l'autre, ceux qui - saluant la tentative de scénarisation d'un épisode quasi ignoré au cinéma de l'histoire contemporaine de France - se font les apôtres de la thèse : la représentation sera toujours moins convaincante que l'indiscutable témoignage. Sauf qu'on nous a tellement habitués à des appels à témoins type "ça se discute" ces dernières années qu'il n'est pas forcément mauvais que les survivants du Vel' d'Hiv' viennent enfin cadrer un débat, un "thema", à l'occasion de la sortie d'un film qui se veut être le support d'archives ou de paroles reconnues tardivement.

Si l'on fait abstraction de l'Histoire, pour se focaliser sur la justesse du film, deux choses m'ont contrarié dans La Rafle. J'avais un peu peur de la prestation de Gad Elmaleh. Et à raison : il surjoue. A l'entendre, on est à la limite de se demander s'il a lui-même doublé ses répliques en post-prod. Comme le dit un critique : il semble plus attaché à sa composition qu'à son rôle, voulant produire l'effet inverse. Rien ou presque chez le personnage du père de Joseph Weismann ne porte l'empreinte de sa Pologne natale. A l'instar du Benigni de La Vie Est Belle, il est un peu la caution légère du film. Or, tragédie + humour juif ashkénaze = mélodrame.
Deuxième chose : l'excès de violons tire-larmes sur l'entrée dans le Vélodrome d'Hiver de l'infirmière Annette Monod (honorée à la fin de sa vie du titre de "Juste parmi les nations" par Israël), jouée par Mélanie Laurent. Cette entrée, c'est l'image d'une pénétration de la conscience française dans un endroit refoulé et étouffant dont on n'aura jamais aucune image. Les survivants du Vel' d'Hiv' ont encore dans les oreilles et les narines, si l'on s'en tient aux descriptions qu'ils ont données, le bruit et l'odeur (pour reprendre une expression détestable dans son contexte de Jacques Chirac). Mais nul besoin d'harmoniser le chaos du souvenir en imprégnant les consciences de mélodies classiques. Le bruit indistinct de la masse comme fond d'écran au visage blême et mutique de Mélanie Laurent aurait suffit.

Une seule héroïne : l'infirmière jouée par Mélanie Laurent

Sur le plan de l'équilibre des forces en présence, un autre problème de taille est posé. L'État est diabolisé, particulièrement à travers la figure de Laval, le parfait salaud de l'histoire, là où Pétain semble un vieux grand père un peu dupe. La police, obéissante et sadique l'est plus encore. A contrario le bon peuple de Paris, est à peu de choses près conforme au mythe de la résistance d'après-guerre comme le fait bien remarquer Cécile Mury à Télérama. Il vit la rafle des Juifs comme une amputation. Tout se passe comme si la police et le peuple étaient deux entités bien distinctes. Comme si, venant illustrer le discours très digne de Jacques Chirac de juillet 1995 - premier éclairage d'ampleur sur la tragédie historique de la responsabilité de l'État qui avait secondé le crime nazi -, le film avait aussi pour but de réconcilier les Français avec cette partie de leur passé. Cette réconciliation est médiée par l'identification à la figure protestante que joue Mélanie Laurent, belle Marianne autour de laquelle la mosaïque des histoires singulières s'articule, glu affective et citoyenne du film. L'actrice, dont on sait seulement qu'elle a eu un grand-père déporté dont elle ne veut parler, est particulièrement touchante, animée par une histoire qui ressuscite des oubliés. Comme pour Jean Reno, c'est cette synchronie entre l'expérience d'un rôle vécu à fleur de peau par empathie et le retour du passé, comme une déflagration venue de très loin, qui donne de l'épaisseur aux scènes les plus réussies.

Mais le parti pris cinématographique de la réalisatrice vise à s'assurer que le public trouve supportable d'aller voir le film en s'associant à cette figure soignante. Elle qui câline les petits jusqu'à la fin, qui désire même partir avec eux vers une destination encore inconnue (détail exact comme presque tous), est l'incarnation d'un reste d'humanité dans le camp de Beaune-la-Rolande. Elle choisit d'aller voir le préfet de Paris pour témoigner de ce qu'elle a vu, et à l'inverse des policiers, elle choisit de répondre à la question "qu'est-ce que savoir ?", si chère à Claude Lanzmann. C'est une protestante dans tous les sens du terme. D'ailleurs, en intertexte, au sens de Barthes, on ne peut pas ne pas avoir à l'esprit les deux rôles joués par Mélanie Laurent et Denis Ménochet dans le dernier Tarantino. L'une joue Shoshanna Dreyfus, jeune juive traquée par Hans Landa (Christoph Waltz, dans une prestation dont on se délecte), le second joue Pierre La Padite, un fermier qui cache Shoshanna et ses sœurs. On garde ainsi un souvenir du très dur adjudant du camp du Loiret teinté d'humanité, et de son infirmière comme d'une vengeresse, prise à travers des feux croisés. C'est la sortie rapprochée des deux films, dans deux registres opposés et complémentaires, en yin / yang, qui autorise ce voisinage des impressions, cette sensation physique que les acteurs sont sortis de leur tableau, comme le tyran de Takikardie dans Le Roi et L'Oiseau.

La Rafle rétablit donc l'empathie en même temps qu'une partie de la réalité historique, là où Inglorious Basterds de Tarantino fait délirer l'Histoire afin que le cinéma prenne sa revanche sur le nazisme. La vengeance est chez l'Américain comme une jouissance qui fait triompher a posteriori Hollywood sur la propagande de Goebbels. On joue propagande contre propagande, à armes inégales. Le spectacle du massacre des nazis est juste "la meilleure sortie de cinéma" que l'on puisse rêver de voir. La transgression historique ultime étant de les rendre effrayants tout en les ridiculisant.

Archéologie affective et historique

La Rafle est le produit d'un travail journaliste et historique - discuté par des survivants des camps français comme Michel Muller - assisté par Serge Klarsfeld. Grâce aux témoignages de survivants, on obtient une sorte d'archéologie à la fois affective et historique. Or, comme l'écrit Boris Cyrulnik dans Autobiographie d'un Epouvantail, "la véritié narrative n'est (...) pas tout à fait la vérité historique. L'historien part à la recherche d'archives qui tiennent ensemble grâce à une théorie qui leur donne cohérence. Alors que le récit que vous faites de votre existence n'est composé que d'événements relationnels où vous revoyez le film de vos rencontres amicales, de vos rituels familiaux ou des conflits avec votre entourage. Le socle de votre biographie est rempli par ce que vous avez extrait de votre contexte : votre monde intime est peuplé par les autres !". C'est ainsi lorsque l'histoire ne témoigne pas "d'elle-même". Il faut peut-être un film, ou une œuvre de fiction, pour que s'harmonisent récits intimes et récits d'alentour (familiaux, sociaux, culturels...).

Lorsque Lanzmann fait témoigner Jan Karski dans son film Le Rapport Karski, fraîchement diffusé sur Arte, c'est du théâtre mais c'est aussi sa vérité historique qu'il donne pour des faits qu'il est pratiquement le seul à pouvoir attester. Sans ce document, le livre Jan Karski de Yannick Haenel, qui romance la réaction de Roosevelt de manière totalement erronée à l'annonce du massacre des Juifs, peut être pris comme un "scoop littéraire", même si le livre est édité dans la catégorie roman.

Si Liberté de Tony Gatlif, sur le sort des Tziganes pendant les années d'occupation, est dit "inspiré de faits réels", La Rafle est précédé de la mention : "tous les événements du film ont vraiment eu lieu lors de l'été 1942". Pourquoi alors enjoliver certains détails ? Il y a en ce sens de nombreux morphings entre les images d'archives et les images du film qui s'ouvre sur des scènes type "Les Choristes à Montmatre" que certains journaux trouveront insupportables. Je ne peux à ce propos me résoudre à comprendre comment, lorsqu'il s'agit d'un film aussi kitsch mais agréable que Crazy Heart, la plupart des critiques se touchent sur le vieux chanteur country alcoolique, les bouges sudistes où il se produit, le pathos de son histoire d'amour, alors qu'il ont en détestation le Montmartre d'avant-guerre, celui post Mac Orlan des gosses en béret et en culotte courte qui s'attendent au coin d'une butte pour aller à l'école et croisent sur leur chemin quelque boulangère vulgaire et parfois raciste. On ne peut pas intenter à La Rafle le même procès qu'à Amélie Poulain dont l'action était contemporaine à la sortie du film.

On a aussi peine à trouver crédible les scènes représentant Hitler en bonne compagnie au niz d'aigle jusqu'à ce qu'on passe de la fiction à l'image d'archive, et que la démonstration convainque un peu. Cette équivalence entre la fiction et l'archive est sans cesse en démonstration dans le film, ce que Didier Perron à Libération appelle : "chantage à l'exactitude" (le genre de formule qui fait de beaux chapos journalistiques, mais il faut bien frapper, être un "tireur d'élite" comme disait Gainsbourg). Et c'est ce qui a mis mal à l'aise les critiques, arguant de la vanité d'une telle tentative de représentation au cinéma. Mais si la littérature le fait, pourquoi pas le cinéma ? Par contre, au moindre écart esthétique, sémantique... Le film perd de fait le double de points et se retrouve avec une note passable. Et tandis que Monumenta, la dernière installation de Christian Boltanski au Grand Palais invente une fiction d'archives dont se détache "une impression de mémoire", La Rafle provoque la rencontre d'histoires personnelles avec l'histoire collective qui est vécue pour la plupart des critiques comme une injonction à la mémoire, du fait de la place prise tout d'un coup par ces "vies minuscules".

Pour en savoir plus sur les camps d'internements du Loiret, se reporter au site internet du CERCIL, centre de recherche basé à Orléans :
http://www.ac-orleans-tours.fr/culture/cercil.htm

dimanche 7 mars 2010

Deadhorse : Mark Linkous s'est suicidé


J'ai appris aujourd'hui avec beaucoup de tristesse la mort de Marc Linkous, cavalier seul de Sparklehorse, groupe américain fondateur d'une country punk, fille de Neil Young, au milieu des années 90.

La liste des musiciens morts de maladie ou qui ont choisi de mettre fin à leurs jours s'allonge... Après Vic Chesnutt il y a quelques semaines - un possible frère d'infortune pour Mark Linkous - Llassa et Mano Solo. Depuis l'hécatombe Kurt Cobain, Jeff Buckley, Elliott Smith, les choses semblaient s'être un peu calmées, au moins dans le tout petit monde du rock.
Beaucoup de ces chanteurs choisissent d'explorer leur part la plus sombre. Marc Oliver Everett, dit E, le chanteur de Eels, a connu des drames innombrables. Il est toujours là... Bizarrement j'ai immédiatement pensé à lui après l'annonce du décès de Linkous.

Mark Linkous était sans doute auto-destructeur. Il était réputé avoir des phases apathiques. Je me souviens la première fois que je l'ai vu en live à Canal +, chapeau de cowboy enfoncé sur ses longues mèches noires, contrôlant ses pédales d'effets sur une chaise roulante, l'air ailleurs. Le pire est que ça lui allait aussi bien que Kurt Cobain se faisant conduire sur la grande scène de Reading en 1992, jouant au vieillard paralytique. Sparklehorse donc, mais pattes cassées, et c'est fatal pour un cheval. En 1997, après avoir récupéré de cette paralysie, séquelle laissée par une overdose, il remontait sur scène debout pour une tournée des Zenith en première partie de Radiohead, et c'était aussi curieux que de voir pour la première fois Ben Harper se lever de son fauteuil de jeune sage, d'autant que Linkous était plutôt un géant.

Ses concerts étaient parfaitement inégaux. En 2001, il donna une poignées de concerts sublimes avec beaucoup de cordes, violons, guitares pour promouvoir son plus bel album It's a wonderful life. L'année d'après au festival des Inrocks on le vit faire une mauvaise prestation, formule White Stripes, assez désincarnée, et loin de son public. S'en étaient suivies quelques années de semi hibernation, entrecoupées de collaborations avec l'électronicien Fennesz et le producteur Danger Mouse pour inventer des formes plus originales que les D.A. d'EMI n'ont pas "validées" à temps... Comme Vic Chesnutt, Mark Linkous avait gardé sa base d'admirateurs indés, mais ce n'était sans doute pas suffisant pour vivre correctement de son art. Aujourd'hui, je me demande comme EMI fait pour garder des artistes comme Jonsi, de Sigur Ros.

En fin 2006, je devais interviewer Mark Linkous, mais il s'était rétracté. On m'avait prévenu qu'il était coriace et pas très loquace. Thom Yorke, PJ Harvey ou Tom Waits en parleront certainement mieux dans les jours prochains. Chroniquant l'album Dreamt for light years in the belly of a mountain pour LesInrocks.com, je ne me rendais pas compte en décrivant ce que pouvait vouloir dire l'instrumental final que les mots que j'employais évoquaient une sorte de longue piste vers la mort.

http://www.lesinrocks.com/musique/musique-article/article/mark-linkous-cavalier-seul-de-sparklehorse-sur-les-inrockscom/

lundi 22 février 2010

Mezzanine VS Heligoland, de Massive Attack


De Massive Attack, j'ai toujours ignoré les deux premiers albums fondateurs quasiment à eux seuls du "label" trip hop : Blue Lines (1991) et Protection (1994). Non par snobisme, mais seulement parce que Mezzanine qui m'a été offert en 1998 m'a ouvert les portes d'un monde forclos dont je ne suis peut-être pas encore sorti assez pour réévaluer les autres productions du crew de Bristol. C'est plus fort que moi, je n'arrive pas à l'envisager comme autre chose que le groupe qui a sorti Mezzanine, album que j'emmènerais sur une île pas tout à fait déserte avec Laughing Stock de Talk Talk, Grace, OK Computer et Kid A, Homogenic éventuellement, Ágætis Byrjun et Go de Jónsi (il faut toujours prévoir un disque qui n'est pas encore sorti), Think Tank et Le Fil - s'il fallait se borner aux deux dernières décennies.
Mezzanine représente aussi l'époque où Massive Attack sortait encore des disques à allure quasi régulière. Et puis un blanc de 5 ans, et puis un de 7. Portishead tenant le record avec 11 années de quasi silence, mais c'était dans leur cas inévitable et noble. Mezzanine a marqué au fer rouge ma mémoire et mes réflexes auditifs en ce sens qu'il y a 12 ans, ses talk over rampants étaient pour moi inintelligibles, que je ne comprenais pas comment les sons s'imbriquaient etc. Cet album avec sa pochette noire de jet et sa rondelle orange vif était une forteresse inviolable avec pour Cerbère cet espèce de "beatle" en alliage photographié sous toutes les coutures.

Monoparental. Reprenons 100th Window deux secondes, et pas à la légère. Il comporte trois morceaux au potentiel monstrueux : "Future Proof", "Small Time Shot Away" et "Antistar", tous trois chantés par 3D pour un album conçu et accouché par 3D qui a gardé sur Heligoland cet horrible voix passée au vocoder, avec un traitement anti-âge repoussant. Sur le plan purement musical, les tons tantôt artificiellement chauds, tantôt volontairement aseptisés de 100th Window en fond un album monoparental, pas assez armé pour résister à l'épreuve du temps. Un disque plus arrangé sous l'influence du chloroforme que de la mescaline.

Audaces. Heligoland est bien plus organique. Sans être au niveau de Mezzanine, il a des audaces et suscite par moments un trouble dont les remous saisissent un peu plus à chaque écoute si seulement on décide d'y être attentif. Il ne vous prend jamais comme le drone introductif de Mezzanine, la boîte à rythme et la voix ensorceleuse de Teardrop, les samples orientalisant et passés au mixeur d'Inertia Creep.
Or, depuis des mois on buzzait partout sur le casting vocal impressionnant du nouveau Massive Attack. La nouveauté vient des collaborations masculines de Guy Garvey dont le groupe Elbow avait repris Teardrop il y a quelques années ou de Damon Albarn, un peu en dessous ce coup-ci. Sa "performance" vient renforcer un sentiment de malaise insidieux mais présent sur chaque disque de Massive Attack et très difficile à définir. Écouter Massive Attack c'est un peu comme boire un café à 18h sans rien dans le ventre.

Rencontres du 3è type. "Pray For Rain" ouvre le disque avec un roulis de batterie sèches malaxé par la basse, et un piano discrètement dissonant, avec quelques nappes en sous-main. La voix de Guy Garvey est à contre-emploie des disques d'Elbow, extrêmement peu lyrique, elle est superposée à celle du chanteur de TV On The Radio, groupe dont l'influence est notoire sur Heligoland. "Girl I miss you" est un incroyable mélange du Volta de Björk et du dernier TV on The Radio. Mais au milieu de "Pray For Rain", les gars de Bristol ont dû croire de bon goût d'ajouter un passage type "rencontres du 3è type" avant de le redémarrer un peu sali à 5"30'. Surement trop de Tropico arrangé... On entend en 5ème position un flamenco façon 100th Window. Puis, après le single d'une extrême sobriété et sensibilité, plus rien ne convainc vraiment.

Heligoland, album qui reprend sur sa pochette les couleurs de Mezzanine en négatif, dans une dominante orange, n'est pas "le retour aux sources noires" annoncé dans la presse, mais il regorge pourtant de surprises. Et il va dans le sens d'une évolution actuelle : celle d'inventer une sorte de drum n' bass qui suscite des voix en les mettant au centre de toute chose, et qui donne de la mélodicité aux pulsations. On pense au travail de Beck pour Charlotte Gainsbourg, des Kills, de Thom Yorke, de Björk, et surtout de Camille.

mardi 2 février 2010

Le Grammy de Phoenix va-t-il changer quelque chose ?

Dans la nuit de dimanche à lundi au Staples Senter de Los Angeles, Phoenix a été le premier groupe français à recevoir un Grammy Awards dans la catégorie "best alternative music album".

Phoenix reçoit donc ce prix après des groupes comme The White Stripes, Coldplay ou Radiohead l'an passé avec In Rainbows. C'est dire si ce prix consacre plus qu'il ne révèle.
Or, Phoenix chante en anglais depuis plus de dix ans et maintenant quatre albums. Dans la décennie, on a vu apparaître des groupes plus ou moins folk comme Syd Matters et Cyan & Ben ayant choisi la même option. Puis ce fut la vague rock parisienne avec Hush Puppies, Stuck in th Sound, Nelson. Les plus commerciaux, venant des lycées les plus chics de Paris auront fini par percé à Taratata ou au Grand Journal : BB Brunes, Plasticines... Difficile de dire tout le mal qu'on pense de leurs qualités musicales. Et comme avec Syd Matters, ce sont les moins ouvertement rock qui décrochent la timbale : The Dø ou Moriarty. Depuis Feist a aussi décroché la récompense des meilleures ventes de disques pour une artiste étrangère signée en France pour Let it Die sorti en 2004 chez Polydor. La démarche de Camille est sans doute la plus intéressante de toutes qui, partie d'un disque de chanson en français aux accents folk et bossa, parvient deux disques plus tard à Music Hole (2008) : un album chanté en anglais à 80 %, où le français n'a plus qu'une fonction subliminale ou percussive. Ce qui permet à son auteure de me dire pour VoxPop en avril 2008 qu'elle "ne devient pas anglaise en chantant en anglais", mais qu'elle est "le symptôme d'un monde qui se mélange".

Pour en arriver là, il a fallu que la chanson en français repousse ses limites jusqu'à se perdre volontairement dans les relations entre littérature et musique. Alain Bashung sort L'Imprudence en 2002 qui bouscule toutes les certitudes pour un Dominique A qui en sortant Tout Sera Comme Avant en 2004 essaie de comprendre la méthode employée par le premier. En commandant des nouvelles à partir de titres de ses chansons à des auteurs qu'il affectionne, M. A brouille les frontières entre l'art dit mineur et celui dit majeur. Il montre qu'un disque ne s'arrête pas à ses limites physiques. Et qu'il commence peut-être même avant qu'on ne l'écoute. Noir Désir qui sort le long morceau "L'Europe" en 2001 sur l'album Des visages des figures va au bout de sa logique et de son voyage vers l'irréel, avec le long poème Nous n'avons fait que fuir improvisé sur un morceau d'une heure, joué une seule fois à Montpellier en 2002 et immortalisé sur livre disque publié en 2004 chez Verticales, comme celui de Dominique A.

Certaines productions de Bashung, Noir Désir, Dominique A, et même de Camille descendent de Melody Nelson, le premier des trois concept albums de Gainsbourg. De là à dire qu'elles sont elles aussi des concept albums...

Le monde de la musique américain reconnait aujourd'hui qu'un groupe français a su faire un meilleur disque que les anglo saxons. Et les retombées pourraient être surtout visibles en France, où les directeurs artistes, s'ils existent encore, vont devoir s'aligner sur la demande et faire avec. Une révolution musicale à commencé en France depuis quelques années. Camille est un pont entre la tradition Gainsbourgeoise et la tradition anglo saxonne. Noir Désir s'est éteint. Bashung est mort. Et même Dominique A, sortant La Musique l'an passé, a revisité dans le parti pris des arrangements, ses disques de new wave préférés, optant pour des paroles à la fois anodines et énigmatiques, qui comme en anglais, n'ont pas besoin de chercher la rime pour être belles. Comme s'il cherchait à regagner en fraicheur en se déchargeant de ce qui fait son image de chansonnier intellectuel à la française. Si le marché américain pour qui Phoenix représente 300 000 albums vendus de leur dernier Wolfgang Amadeus Phoenix reconnait que les français décomplexés sont aussi bien placés que les autres pour faire des têtes d'affiche de festival, pourquoi les maisons de disques françaises continuerait à nourrir ses complexes à coup de Mickey 3D ?

A l'heure qu'il est, c'est comme s'il ne s'était rien passé : Phoenix n'est même pas nominés aux victoires de la musique. Faut-il donc se réjouir que le succès du groupe soi un phénomène qui arrive à l'étranger ? Pourquoi pas ? Après tout, Gainsbourg n'était à aux USA à New York, underground, à la différence qu'il chantait en français, et n'avait pas pour objectif de faire comme les américains...

samedi 23 janvier 2010

Gainsbourg : vie héroïque et destruction créatrice

Le film de Joann Sfar, Gainsbourg (vie héroïque) est le premier conte cinématographique retraçant la vie de l'artiste. Le résultat est une fresque brillant surtout là où les vignettes présentées échappent le plus au genre couru du biopic. Où les souvenirs auditifs et visuels refaçonnent les morceaux de bravoure d'une biographie fantasmée. Où l'onirisme de l'un se mêle à la poésie de l'autre. Où héroïsme rime avec destruction.

Un héros cynique

Si Gainsbourg eut une vie héroïque, qu'aurait-il eu de plus fort que le sens du tragique ? Dans sa dernière interview rue de Verneuil en 1990, l'auteur déclare : "toutes mes chansons sont né-ga-tives ; pour la dérision et une bonne dose de cynisme. Oscar Wilde disait : 'le cynisme c'est connaître le prix de tout et la valeur de rien'."
Gainsbourg était donc un héros cynique, "un insoumis". La dimension tragique du film réside, elle, dans la présence à l'esprit, au moment où l'on découvre à l'écran le couple Birkin/Lucy Gordon - Gainsbourg/Elmosnino, du suicide de l'actrice anglaise remontant à la fin du tournage. Le réel saisit donc doublement la fiction à la gorge. Au-delà de ces considérations contextuelles, le film contribue en soi à porter à incandescence la période où Serge et Jane s'inventent en couple de légende.

Dans son film, Sfar ressuscite Gainsbourg et ses femmes. En faisant chanter Eric Elmosnino, il enchante sa vie. De ce conte, Sfar ne réinterprète aucun passage télé ou presque. Alors que la vie de Gainsbourg correspond aussi à l'histoire de 35 ans d'émissions télévisées, Sfar nous le fait apparaître avec autant de force dans les coulisses de sa propre vie. La seule reproduction d'une scène déjà filmée et initiatique pour Gainsbourg, en tant qu'elle le fait passer de vedette à star, est celle de la confrontation avec les paras en 1979 à cause de l'annulation d'un concert à Strasbourg. Reproduite quasiment à l'identique, la scène de la Marseillaise a capella n'a finalement pas la tension dramatique et la perfection de l'événement réel resté dans les mémoires. A partir de là, les douze dernières années de la vie de l'artiste sont trop sélectives et bâclées. La période Bamboo n'est peut-être pas la préférée de Sfar qui a l'intelligence de s'attacher au nœud de l'enfance du héros. Gainsbourg en s'opposant aux paras devient en effet le héros qu'il avait souhaité être toute sa vie. "Et tout le reste", comme disait Gainsbourg citant un poème de Nabokov, "est littérature".

D'où vient la destruction comme moteur ?

En 1941, Lucien Ginzburg a onze ou douze ans lorsqu'il découvre placardées dans les rues de Paris les affiches de l'exposition vichyste Le Juif et la France. Se reconnaissant dans ces horribles caricatures, réservoir d'images mentales déformantes qui le feront se représenter en "homme à tête de chou" en 1978, il prend alors conscience que son visage peut le conduire à la mort. Averti d'une rafle imminente dans l'école de garçons où il est en internat, on lui ordonne d'aller se cacher seul, armé d'une hache, pendant quelques nuits dans les bois. Ce moment traumatique achève d'en faire un enfant pas comme les autres et un survivant. La culpabilité qu'il pourrait avoir ressenti plus tard sans vraiment l'identifier clairement aurait alors pu nourrir ce sentiment de laideur, d'exclusion et d'injustice - si je suis devenu cynique, déclara un jour en substance le chanteur, ce n'est qu'au contact de mon prochain.
C'est peut-être même l'angoisse maladive émanant de ces images introjectées qui a gouverné en bonne part ses pulsions auto-destructrices. On peut considérer que lorsqu'il brûle ses toiles, Gainsbourg commet un acte criminel envers lui-même. Néanmoins, bien d'autres avant lui ont détruit tout ou partie de leur œuvre. Jasper Johns, à qui l'on doit avec Rauschenberg le Pop Art, n'a-t-il pas détruit dans les années 50 la quasi totalité de son œuvre avant de passer au ready made ? Chaïm Soutine, peintre du début XXè, ami de Chagall et Modigliani, lui aussi juif, d'origine lituanienne, hanté par les souvenirs morbides d'une enfance troublée et fragile de santé, caché pendant la guerre, poursuivi, dénoncé, et finalement enterré sous le nom de Madame Laguierre, a lui aussi détruit de nombreuses toiles.
Difficile donc de connaître les réelles motivations du geste de Lucien Ginzburg. Hyper lucide, le jeune artiste peintre aura pu considérer qu'il ne serait jamais génial en peinture, l'un des bords du triangle des arts qu'il considérait comme majeurs avec la poésie et la musique classique. Une chose est pourtant sûre : en abandonnant une part de lui-même, Gainsbourg se réinvente en chanteur. Or, en creusant les biographies du père et du fils, on découvre que le père de Ginzburg était lui-même peintre en Russie. Un jour, parti vendre ses toiles par le train, il s'assoupit, et se retrouve totalement plumé au terminus. Dépité, il décide dès lors de ne plus jamais prendre sa palette et reporte plus tard ses espoirs sur son fils qui choisit finalement une démarche si différente que son père ne la comprendra jamais.

Gainsbourg (vie héroïque) s'ouvre sur la sévérité du père quant à l'apprentissage du piano. L'enfant n'aime pas le piano car l'instrument ne permet pas à la famille de vivre décemment. Comme peintre, il sera encore plus exigeant envers lui-même que son père ne l'était lors des leçons de musique. A sa mère, il dit dans le film : "je jouerai si tu m'achètes un pistolet". Littéralement, le pistolet lui permet de jouer, mais en détruisant. Lui qui écrit 12 belles dans la peau et Quand mon 6.35 me fait les yeux doux aimait à se définir en "showman, tireur d'élite". Dans le film, Serge sort son flingue quand il faut le pointer aux nez de ceux qui veulent le soumettre.
Gainsbourg joue d'abord avec les femmes, puis avec son image, avec le succès, enfin avec un symbole de la République (La Marseillaise), en même temps qu'il gâche la plus belle période de sa vie en se détruisant à petits feux, par excès en tout genre. Détruire lui permet de jouer et ainsi d'assumer ce que son père lui transmit d'artistique. Sfar aurait pu lui aussi détruire en déconstruisant l'image de Gainsbourg ; il y substitue son imaginaire, ses dessins, ses peintures, en reconstruisant cette image.
En 1964, Au moment de la sortie du 33 tours Gainsbourg Percussions, Denise Glazer demande à l'auteur ce qu'il pense de son propre disque : "je l'ai déjà oublié (...). Quand je faisais de la peinture, je détruisais toutes mes toiles, ce qui fait qu'il ne m'en reste aucune. Et maintenant, je ne peux pas détruire mes disques parce qu'ils ne m'appartiennent plus, une fois qu'ils sont gravés. (...) Je pense au prochain". Gainsbourg pensait être un initié, en avance sur son temps, et une des conditions de ce génie était sans doute de pouvoir se séparer immédiatement de ses productions pour rester dans une géniale projection. Toujours dans sa dernière interview il a cette phrase dont la vérité se mesure d'autant mieux aujourd'hui : "le talent est en train de baiser le génie, parce qu'il est perceptible dans l'immédiat".

"Quand Gainsbourg se barre, Gainsbarre se bourre"

Dans les années 80, Gainsbourg se dédouble en créant Gainsbarre. Lui-même avouait sa dualité : "Dr Jeckyll, c'est moi, Mr Hyde, c'est le showman". Pour donner de l'épaisseur à la métamorphose de Gainsbourg en Gainsbarre, Sfar dédouble son "moi" sous la forme d'un personnage imaginaire. Dans sa conscience d'enfant, ce mauvais génie est un gros bonhomme encombrant dont la tête enfle jusqu'à exploser. Ce personnage est à la fois un frère imaginaire et un cauchemar halluciné correspondant au "on ne veut plus voir ta gueule", à la mise au ban du père de Lucien des boîtes de jazz dans lesquelles il jouait la nuit.
Sa conscience d'adulte est plutôt de l'ordre de l'ombre maladive. Gainsbourg, ayant alors francisé son nom comme une toute génération de juifs souhaitant rester Français en France, est adossé à l'ombre de la guerre et de Vichy. Le "diable" qui l'accompagne est un double qui se réjouit des malheurs de Serge. Il y a là l'idée que ce sont les malheurs imposés de l'extérieur qui commencent par transformer une personnalité et un destin. Comme dans les livres de Mathias Malzieu, acolyte de Sfar, ce personnage est un passeur entre monde réel et imaginaire, morts et vivants, enfants et adultes. A travers l'onirisme de Sfar, on accède à la poésie gainsbourgeoise sans qu'elle ne soit jamais figée dans le marbre de l'exercice de style qu'est le biopic.

Niveau casting féminin, c'est Laetitia Casta qui s'en sort le mieux, jouant tellement avec l'image de BB, qu'elle finit par faire oublier la personne référente. Lucy Gordon est elle aussi inoubliable. Elle a la silhouette, l'accent et le style de la Birkin des années 70. Mais le rôle qu'elle joue est déjà trop écrit, trop documenté. Sarah Forestier en France Gall est, disons-le, parfaitement insignifiante, tandis qu'Anna Mouglalis paraît plus charmeuse et mystérieuse encore que Gréco, une nuit où Serge lui offrit La Javanaise.

Elmosnino ne joue pas Gainsbourg : il joue à Gainsbourg, comme Gainsbourg

Ce sont peut-être même les personnes qui ont traversé la vie de Gainsbourg le plus fugacement qui sont les plus marquantes dans le film : Philippe Katerine, qui est plus Katerine que Vian, ou Fréhel / Yolande Moreau. Chez elles on ne cherche pas à retrouver l'essence de l'icône dans la grâce de sa première jeunesse. L'on s'accordera aussi à dire qu'Elmosnino est magistral, qu'il fait revivre dans un geste de la main, dans un port de tête, dans une manière de fumer, la voix de son maître. Détaché du mythe, amoureux du rôle qu'il a composé, il est comme la vertèbre d'un dinosaure à partir de laquelle on peut recréer tout le squelette. Déjà ressemblant à Gainsbourg, il le ré-incarne avant de l'imiter parce qu'il croit en sa vie héroïque. Contrairement à François-Xavier Demaison dans le biopic d'Antoine de Caune sur Coluche, il ne se borne pas à se transformer physiquement. Il ne joue pas Gainsbourg : il joue à Gainsbourg, comme Gainsbourg.

Pour un dessinateur de BD, s'attaquer au cinéma à la figure de Gainsbourg revient à se mesurer à une épopée moderne. Gainsbourg est un peu à Sfar ce que Rimbaud était au premier. L'art mineur ce n'est donc peut-être que lorsque l'élève se mesure au maître. Lorsque Sfar se mesure à une star.