lundi 31 décembre 2012

Here We Go MaJiKer !


photo : Raphaël Neal
"Explorer" : c’est le mot qui revient le plus dans la bouche de Matthew Kerr, alias MaJiKer. Ce musicien vorace, producteur, arrangeur, compositeur, remixeur, qui s’est installé depuis 8 ans à Paris, est plus connu pour avoir co-réalisé les 2 meilleurs disques de Camille : Le Fil en 2005 et Music Hole en 2008. Depuis il a sorti 2 albums sous son nom : Body-Piano-Machine en 2009 et le dernier il y a un an, The House of Bones. Avec un fil directeur : « exister entre 2 mondes », l’expérimentation et la pop. Entre quelques réflexions sur le succès, l’inspiration, le travail et le courage d’oser être artiste pop, la gratitude, et un flash back sur sa rencontre avec Camille, il lâche un nom pour l’avenir : celui de Christine and the Queens.

Premier souvenir de MaJiKer en 2005 dans un forum Fnac : il est à la droite de Camille, en débardeur gris, quelques paillettes sous les yeux, un ruban posé sur les épaules. Au clavier, et avec Sly Johnson, à coups de claps, beatbox, bruitages, le trio fabrique quelque chose entre la chanson, le hip hop et la pop encore jamais entendu en France.

7 ans après ce souvenir, et après l’avoir vu une dizaine de fois sur scène, laissons Matthew Kerr dire qui est MaJiKer : « J’ai un créneau un peu spécial : au départ je suis musicien, arrangeur, producteur, réalisateur. Il y a beaucoup de choses que j’ai envie d’explorer, mais je n’ai jamais eu envie de tout laisser tomber pour faire ma propre musique. Mes albums enrichissent mes productions et vice versa. Je suis en train de faire un remix pour la chanteuse italienne Erica Mou que j’accompagne actuellement sur scène, après avoir co-réalisé son album avec l’Islandais Valgeir Sigurdson qui avait mixé Music Hole, avec des sons que j’ai déjà préparés. Donc rien ne se perd ».

Si MaJiKer n’a pas encore rencontré le grand public, il sait que rien n’est invariable : « il me faut juste composer un troisième ou un quatrième album qui attire davantage l’attention. Les gens redécouvriront ensuite mes anciens albums » dit-il sans la moindre prétention, avec un optimisme à toute épreuve. Le dernier né s’appelle The House of Bones, et il est de l’aveu de son auteur, à la fois très personnel et comme une carte de visite. Il explore la dimension acoustique des rythmes et des mélodies, en s’appuyant sur deux instruments rares dans la pop : la viole de gambe et le marimba. Il plante aussi un décor fantomatique avec une modernité dont très peu de musiciens sont capables, surtout dans la période actuelle que MaJiKer trouve, à raison, assez conservatrice, « où une partie du public et des journalistes n’a plus le temps d’écouter vraiment la musique ».


« Et finalement on s’est rendu compte qu’on avait fait l’album »

Matthew Kerr, est d’une certaine manière un initié, mais surtout un travailleur. Il commence le piano à six ans, comme s’il était « né avec la musique ». Mais son instrument de prédilection, ce sont les percussions orchestrales. Au moment d’entrer au collège il fait le bon choix après avoir beaucoup hésité entre une fac de théâtre et une fac de musique. Et il est possible que ce choix lui ait épargné quelques années d’incertitude : « je me suis inscrit dans une fac d’arts où on étudiait la musique du monde et beaucoup de musique contemporaine, expérimentale. Pour autant, je n’ai aucune connaissance du classique. Je ne peux pas dire la différence entre Schubert et Schumann. Je ne connais même pas bien Mozart. Mon diplôme en lui-même ne m’a pas appris grand chose. Mais j’ai eu le temps de me concentrer pendant 3 ans sur mes projets : des musiques pour des installations sonores, des pièces de théâtre, des films... beaucoup de collaborations ».

Diplômé à 21 ans, Matthew s’essaie d’abord à la pop à Birmingham, mais le résultat n’est selon lui pas immédiatement probant. Pendant une courte période, il connaît le seul writer’s block de sa vie. « Il fallait juste faire une pause, pour se sentir libre à nouveau ». Il rencontre Camille à peu près à cette époque qui, elle, diplômée de Sciences Po, sort son premier album Le Sac des Filles. La démarche de Matthew commence à prendre forme quand il décide de mélanger ce qu’il a appris à la fac avec la pop. Camille, elle aussi, est dans une telle démarche, « expérimentale, mais accessible ». C’est de cette collusion qu’est en partie né Le Fil :
« Deux ans après mon diplôme, en 2004, Camille est venue chez moi à Birmingham 5 ou 6 fois par tranche d’une semaine, entre deux dates avec le groupe Nouvelle Vague. On a commencé de manière très organique. On riait beaucoup. Camille a amené le concept sonore du bourdon. Un jour, on a fait une pause pour aller chercher quelque chose à manger au supermarché, et on s’est dit : ‘‘tu te rends comptes qu’il va falloir tout réenregistrer en studio ?’’. Au départ, l'idée c'était : on fait les maquettes, puis on va les présenter au label. Finalement on s’est rendu compte qu’on avait fait l’album chez moi. Il ne manquait que les basses, les éléments de piano, les petits éléments classiques qui nécessitaient un studio. Et là c’est Camille qui s’en est occupée à Paris parce que j’habitais toujours en Angleterre. Elle avait déjà en tête de bosser avec Martin Gamet pour la contrebasse qu’il utilisait aussi de manière percussive ».

« La créativité c’est le fait de prendre des décisions »

Sept ans après, est-ce qu’on mesure bien tout ce que ce disque a changé dans le paysage de la chanson ? « Je me suis dit il y a quelques semaines que personne ne parle des arrangements instrumentaux » relève MaJiKer, « alors qu’il y a de la guitare, du piano, de la basse, du trombone partout. Le travail principal est sur la voix, mais finalement, il y a plein de choses qui se passent, petites et subtiles ».

A l’écoute de The House of Bones, on perçoit d’autant mieux le rôle clef de MaJiKer sur l’album Music Hole, notamment sur des chansons comme Home is where it hurts qui présente une familiarité d’ambiance, de mélodie et de rythmes avec son dernier album. « J’ai été très présent sur cet album » commente-t-il. « C’était très fusionnel. L’idée de chaque chanson et leur forme viennent de Camille. Je l’ai surtout aidée dans le développement de ses idées. Camille venait avec des chansons à différents stades d'avancement. On cherchait ensemble les accords, la structure, puis des arrangements ».

On sait Camille, comme Björk ou Thom Yorke, capable de composer dans une bulle. Pour celui qui l’a fait accoucher d’une partie de son talent, qui l’a accompagnée sur scène de 2005 à 2008, il est impossible de répondre avec précision à la question du moment de l’inspiration. « A l’époque elle chantait beaucoup dans la rue, elle avait un dictaphone. Je demande souvent aux chanteurs comment ils composent et souvent ils répondent : ''je ne sais pas''. La créativité c’est pour moi le fait de prendre des décisions, à la fois instinctive et réflexive sur une mélodie ». Contrairement à un Sébastien Tellier qui fait confiance, soi disant, au hasard,  MaJiKer semble être à la fois dans un mélange de rationnel et de mystère. « C’est si intérieur que c’est pratiquement impossible de savoir d’où ça vient. On peut être au piano, dans la rue, écouter un groove, ça peut venir de n’importe où. Camille, c’était des petits moments d’impro qu’elle avait enregistrés ou qui lui sont restés en tête. Parfois elle s’assoit au piano et joue les morceaux en entier. Sur Le Sac des Filles, elle avait déjà composé 1,2,3 intégralement. Elle est très flexible ».


Une rencontre prometteuse avec Christine and the Queens

Croisé à l’Espace B, petite salle parisienne à Paris en janvier 2010, MaJiKer se plaignait de l’absence de projet ambitieux en France depuis Camille. Mais il semble qu’une jeune chanteuse ait enfin trouvé grâce à ses yeux : « depuis 7 ans que je vis à Paris, je n’avais rien découvert de génial. Mais là je viens de rencontrer Christine and the Queens. Elle joue beaucoup avec les genres : elle fait le mec qui joue la femme. Elle écrit les meilleures mélodies que j’ai entendues en France depuis longtemps. A 23 ans, sa marge de progression est grande. Nous sommes contents de nous être rencontrés, ça nous rassure de se dire qu’il y a encore des gens pour mélanger performance et pop ». Une collaboration future est même envisageable.

Mais, qu’est-ce qui cloche à Paris pour que les musiciens originaux soient si rares ? MaJiKer a quelques éléments de réponses. Pour commencer, c’est toujours le texte qui gagne par K.O. sur la musique au premier round, « sauf avec des gens très cultivés qui savent faire de la musique comme Camille ou dans le rap qui est, malgré la vulgarité et les horreurs dites sur les homos ou les femmes, un des seuls espaces d’expérimentation en langue française. Sinon, les chansons se passent toujours à l’intérieur, on chante sur l’achat de son clic clac etc… ». Les chansons d’ameublement standardisé pour 18 mètres carrés agacent MaJiKer. Comme on le comprend. « Paris est une très belle ville, mais rien n’y est mystérieux. On se sent tout petit, on est claustro. Gainsbourg, lui, a eu l’intelligence d’aller chercher l’inspiration à l’étranger ».


Incollable sur l’Eurovision

MaJiKer aussi puisqu’il a enregistré une partie de son dernier album au sud-ouest de l’Islande et qu’il a comme projet de reprendre des chansons traditionnelles scandinaves sur la nature, avec des guests. Pour lui, la prédisposition des scandinaves pour la pop est un mystère. Peut-être sont-ils le produit d’un environnement unique ? « Pour un pays développé, la Suède n’a pas peur du silence. Si tu te perds dans la nature en Islande, tu peux avoir une frayeur archaïque, quelque chose qui remonte à très loin ».

L’expert de l’Eurovision qu’il est relève que sur 42 groupes sélectionnés pour la prochaine édition, dix productions seront Scandinaves. Il faut s’y résoudre : MaJiKer est incollable sur toutes les émissions de l’Eurovision depuis 1956. Il tweete beaucoup sur l’événement. On lui demande : Frida Boccara tu connais ? « Bien sûr, Un jour un enfant, c’est une belle chanson ». Et cela me rappelle une interview en 2005 à Reykjavik où le chanteur de Sigur Ros m’avait surtout parlé d’Iron Maiden et Metallica alors qu'on l'aurait attendu sur des musiques plus savantes. MaJiKer, lui, s’anime quand il faut raconter l’Eurovision. Rappelons que c’est le show le plus suivi de la planète avec 120 millions de téléspectateurs. C’est un peu la Coupe du monde de la chanson, qu’il regarde pour son aspect document historique de la pop.


« J’essaie de développer un beatbox flippant »

Peut-être alors que les Français ont globalement cette particularité d’avoir une vision étriquée du genre, alors qu’ils ne sont eux-mêmes pas toujours loin du kitsch. Faudrait-il plutôt envisager la pop comme un des moyens de faire un show ? MaJiKer conseille de sortir du champ de la pop pour en faire : « si on cherche quelque chose qui manque dans une chanson, il ne faut pas le chercher dans la pop. En ce moment j’écoute beaucoup de musique du Caucase, et même de la mauvaise musique indonésienne pour essayer de comprendre ce que les mecs ont voulu faire. Je peux écouter beaucoup de musique que je n’aime pas avec concentration ».

De cette extrême diversité, MaJiKer tire une cohérence, un concept, à chaque album : « sur Body-Piano-Machine le concept était le choix des instruments. Cette fois-ci, le choix c’était l’ambiance. Je voulais imposer une atmosphère qui dure tout au long de l’album. Sur le premier, tout le monde m’a dit : ‘‘si tu te limites à 3 éléments, tous les morceaux vont se ressembler’’. Moi j’ai fait un album hyper éclectique, peut-être même trop. Je voulais une continuité, sans que l’auditeur ne s’ennuie. Comme un film, un voyage. J’aimais l’idée qu’on puisse explorer le corps avec le beatbox et les percussions corporelles, mais aussi avec des instruments acoustiques. La viole de gambe se joue de façon très physique. Liam Byrne en joue sur The House of Bones, on le voix bouger, on l’entend respirer sur ses solos, même si il ne frappe pas l’instrument. J’essaie de développer un beatbox fantômatique, flippant, en plus du côté rythmique ».


« Madonna n’était ni la meilleure chanteuse, ni la meilleure danseuse, ni la plus belle, mais... »

Dans la constellation de MaJiKer, il y a ses albums, des noms connus comme ceux de Camille ou de Valgeir Sigurdson, d’autres moins connus en France comme ceux de Sacha Bernardson, Erica Mou, Indi Kaur. Contrairement aux compétitions comme l’Eurovision, il rejette toute idée de rivalité entre artistes. « La compétition, la comparaison, ça n’est jamais bien parce qu’on y retrouve l’aigreur. Dès que je reconnais cette attitude en moi quand je suis quelqu’un sur Facebook ou Twitter, j’essaie de me remettre à ma place, de ne pas laisser l’ego s’interposer ». Si MaJiKer adopte une attitude bienveillante, et développe le sentiment de gratitude, il n’est pas spécialement indulgent avec tous les musiciens. « Il ne suffit pas d’aimer la musique pour en faire » dit-il, « entre l’univers visuel, le texte, la voix, les arrangements, l’ambiance... il y a énormément de dimensions à développer. J’aime la spontanéité de Grimes par exemple mais avec un producteur, elle aurait pu aller beaucoup plus loin. L’album est excellent mais un peu répétitif. Libérer un talent qu’on ignorait c’est bien, et il faut profiter de la liberté de notre époque, mais maîtriser son art c’est autre chose ».

Le talent (plutôt inné) et le travail (acquis) comptent. Mais la dialectique, le dépassement, c’est... « les couilles ». L'Anglais s’explique : « je connais pas mal de chanteurs qui n’ont même pas sorti leur premier album alors qu’ils bossent depuis 2, 3 ou 4 ans dessus. Ils n’y croient pas. Moi, si j’ai un remix à faire et que je ne sais pas par où aller, je commence toujours par faire quelque chose, parce que ça finit toujours bien. Le maître mot c’est ''confiance''. Et pour la confiance, le mantra c’est : ‘je m’en fous, j’y vais’’. Madonna n’est ni la plus belle, ni la meilleure chanteuse, ni la meilleure danseuse. Mais avec sa personnalité, c’était impossible que ça ne marche pas. Pareil pour Lady Gaga. Ceux qui sont mauvais artistiquement ont du talent dans d’autres domaines. Si tu as du succès, tu le mérites parce que ça veut dire que tu as un public qui t’apprécie. Après, pour durer, il vaut mieux faire de la bonne musique ». Indeed.

entretiens : fins mars 2012

lundi 30 janvier 2012

Entretien avec Damien Gugenheim à l'occasion de son exposition de photos tirées du livre JuxtAPOsitioNs qu'il vient de faire paraître

Il est diplômé d'école d'audio-visuel et de langues orientales. Il parle japonais et commence à connaître le pays pratiquement comme sa poche pour l'avoir parcouru en partie au cours de 5 voyages en dix ans. Il est même capable de merveilles avec un compact numérique standard. A 28 ans, le photographe parisien Damien Gugenheim a, on l'aura compris, 2 passions qui se nourrissent, se répondent, et se juxtaposent. A découvrir dans un ouvrage qui superpose mouvement, transport et suspension du temps, et en exposition à Amiens jusqu'au 25 février. 

Qu'est-ce qui est venu en premier : ta passion pour le Japon ou pour la photo ?

"Message", © Damien Gugenheim
Damien Gugenheim : « c'est un peu mélangé, mais je dirais plutôt ma passion pour le Japon, même si ma passion pour la photo est plus grande. J'ai commencé à vouloir faire des photos fin 1997. Ma grande sœur avait un appareil reflex, ça m'a donné envie. J'ai commencé à m'intéresser au Japon en 1999 dès les premiers mois de cours de japonais que je suivais. J'ai découvert que j'adorais vraiment la photo en 2003. J’étais alors en école d’audiovisuel. Petit à petit j'ai découvert que je préférais l'image fixe au cinéma. Mais mon appareil est tombé en panne et je ne m'en suis procuré un nouveau qu'en 2004. Pendant un an je n'ai donc fait qu'observer, analyser, apprendre la théorie. »

Combien de voyages au Japon as-tu fait ?
« 5 en tout. J'avais déjà eu la chance de partir au Japon pour la première fois en 2000 pendant un mois et demi. Les 3 premières fois ont ressemblé à des séjours plus qu'à des voyages. La quatrième fois a été forte. Je sentais qu'il se passait quelque chose, en photo particulièrement. En 2005 j’y suis retourné seul, et ce voyage a lié les deux passions. J’avais gagné un prix qui prenait en charge les billets d’avion et une somme d’argent couvrant les frais sur place dans le cadre d’un concours de discours organisé par une association placée sous le patronage des divers institutions de collaboration franco-japonaise. J’avais donc l’esprit libre. Je me déplaçais en train et campais. De là viennent mes premières vraies bonnes photos. J’ai photographié une ville par jour pendant 3 semaines. »

Sur quoi travailles-tu en photo ? Quels motifs ? Quelles techniques ? Quels appareils ?
« Le mystère, la multiplication, la répétition, les choses / les machines / les objets qui prennent vie, la solitude aussi. Les portraits me touchent moins. J’en prends assez peu car j'ai l'impression, à quelques exceptions près, qu’ils se ressemblent tous. Niveau matériel, mon premier reflex a été le Pentax MZ-50. Puis le Olympus OM-20 (très bien !) qui m'a accompagné au Japon en 2005, et maintenant le Nikon F3 qui est agréable à manipuler. J'ai aussi un Mamiya 645 Pro que je n'utilise pas souvent car il est un peu trop lourd et encombrant, et bien sûr, en numérique, le Canon Ixus 860 IS. Je n'ai donc pas de marque favorite. Mon prochain appareil sera peut-être un Fuji ou un Hasselblad. Je ne sais pas si j'ai une technique particulière, à part pour le dessin sur pellicule, mais c'est une autre histoire. Pour le noir et blanc je développe mes films et tire mes images manuellement. Je pense avoir vu suffisamment d'images en provenance du Japon pour que ça influe sur mon travail photographique, sans avoir non plus une approche de l’image typiquement japonaise. En général je fais des images simples à comprendre, mais j'aime aussi les autres ! »

"J'aime voir les photos comme des moments finis et infinis en même temps"

Que tu aies fait les photos de JuxtAPOsitioNs avec un appareil numérique standard, compact, en étonnera plus d'un. Peut-on dire que l’œil du photographe prime ?
« Oui, il y a de ça, mais avant tout il faut se laisser imprégner par ce qui nous entoure, ressentir quelque chose, et donc prendre son temps. Et avoir son appareil avec soi. Une photo peut être ratée, au moins on l'aura prise. Il y a aussi un travail d'observation lors de l'editing, le choix des photos. Essayer de comprendre pourquoi telle photo fonctionne et pas une autre, qui fonctionnera peut-être plus tard. Ce n'est pas un travail si instantané. La lumière est importante, c'est vrai, c'est elle qui crée l'ambiance. C'est elle qui fait qu'on peut exposer comme on le désire. »

Quelle est la différence entre la juxtaposition et l'analogie dans ton livre ? Tu sembles expliquer que la juxtaposition est comme le chaos de la mémoire ; au moment de quitter un endroit on revoit des images en puzzle. Alors que l'analogie est plus une façon d'associer délibérément 2 choses pour les renforcer ou les faire correspondre.
« La mise en place des photos ensemble dans le livre a bien entendu été réfléchie. Cependant, d'autres combinaisons sont aussi possibles. Mais je voulais montrer comment une photo pouvait faire entrer en résonance une autre, comme dans les associations de pensée. L'analogie est la "ressemblance" plus ou moins lointaine, tandis que la juxtaposition est le moyen de mieux montrer cette ressemblance, ou de la faire naître. »

As-tu vraiment voulu faire un livre sur le Japon, ou surtout sur la ville et ses métamorphoses dans le temps à travers Tokyo, Kyoto, tel que tu l'expliques en avant-propos ?
« Je n'étais pas parti au Japon dans l'optique de faire un livre, mais dans l'optique de rester dans le même lieu pendant assez longtemps pour voir l'évolution de ce lieu et des gens qui y habitent. Mais à partir du moment où je prenais ce lieu en photo, il était clair que j'allais montrer ses transformations dans le temps. »

 "Invasion", © Damien Gugenheim
"Je travail sur le mystère, la multiplication, la répétition, les choses / les machines / les objets qui prennent vie, la solitude."

Tu confrontes 2 conceptions du temps  : l'une assez occidentale de la linéarité ("comme tout voyage ce livre a une fin"), mais tu suggères aussi l'inverse un peu comme un mot palindrome ou un chiasme ("ou bien est-ce l'inverse : comme toute fin, il y a un voyage"). Et cela semble complètement correspondre à la conception cyclique extrême orientale du temps. On le sent dans ta démarche (déplacement jour et nuit, au fil des saisons, aller retour), mais comme as-tu fait pour que ce soit sensible dans tes photos ?
« Question difficile ! Le livre, comme le voyage ont une fin "physique". Mais qui ne se replonge pas à l’occasion dans un livre, ou y repense, comme on repense à un voyage qui nous a marqués ? Les voyages font partie des événements marquants de notre vie, qui s'inscrivent en nous. J'aime voir les photos comme des moments finis et infinis en même temps. C'est peut-être pour cela que j'ai du mal avec les portraits. »

Comment te prépares-tu, après avoir mis tes souvenirs en livre, à mettre le livre en expo ?
« Ce n'est pas facile car il y a des contraintes techniques. En tout cas je ne veux pas exposer le livre tel quel en photos grands formats. Cela n'aurait aucun intérêt. Les photos seront donc présentées seules et non par paires.
Pour cette expo il y aura une dizaine de photos. 2 très grands formats, 3 petits et 5 de taille moyenne. Les 2 grandes photos seront exposées l'une à côté de l'autre, mais ne formeront pas une paire comme dans le livre. L'une des photos de taille moyenne devrait être toute seule et les 3 petites seront présentées verticalement. Je m'adapte au lieu en quelque sorte. C'est le principe d'une exposition : il y a des contraintes, mais de ces contraintes (d'espace généralement) peuvent naître des idées intéressantes."

Tes prochains projets ? Ce livre te donne-t-il d'autres idées de voyages au Japon ou ailleurs ?
« J'aimerais enfin finir ma série sur les sanctuaires commencées en 2005, peut-être pour en faire un livre également, et donc pour cela repartir au Japon. J'aimerais également exposer mes séries sur les machines. En gros, pour l'instant, finir les projets commencés. Et puis repartir à l'aventure. Quand ? Je ne sais pas! Pour faire des photos j'aimerais aller là où on n'a pas l'habitude de voyager. J'avais vu un reportage sur les croisières en porte-container... Ce genre de chose peut-être. J'espère que ce livre va jouer un rôle de détonateur. Plus rien ne sera comme avant. Savoir que je peux mener à bien un projet aussi long, quelque soit les circonstances, donne envie d'en faire encore plus ! »

Damien Gugenheim expose des photos tirées de son livre JuxtAPOsitioNs du 31 janvier au 25 février à "Chapeau melon et piles de livre", au 11 rue des Lombards, à Amiens. 

Plus d'infos et achat du livre sur le site :
http://www.damiengugenheim.com/fr/accueil.html