photo : Raphaël Neal |
"Explorer" : c’est le mot qui revient le plus dans la
bouche de Matthew Kerr, alias MaJiKer. Ce musicien vorace, producteur,
arrangeur, compositeur, remixeur, qui s’est installé depuis 8 ans à Paris, est
plus connu pour avoir co-réalisé les 2 meilleurs disques de Camille : Le Fil
en 2005 et Music Hole en 2008. Depuis il a sorti 2 albums
sous son nom : Body-Piano-Machine en 2009 et le dernier il y a un an, The
House of Bones. Avec un fil directeur : « exister entre 2 mondes »,
l’expérimentation et la pop. Entre quelques réflexions sur le succès,
l’inspiration, le travail et le courage d’oser être artiste pop, la gratitude,
et un flash back sur sa rencontre avec Camille, il lâche un nom pour l’avenir :
celui de Christine and the Queens.
Premier souvenir de MaJiKer en 2005 dans un forum Fnac
: il est à la droite de Camille, en débardeur gris, quelques paillettes sous
les yeux, un ruban posé sur les épaules. Au clavier, et avec Sly Johnson, à
coups de claps, beatbox, bruitages, le trio fabrique quelque chose entre la
chanson, le hip hop et la pop encore jamais entendu en France.
7 ans après ce souvenir, et après l’avoir vu une
dizaine de fois sur scène, laissons Matthew Kerr dire qui est MaJiKer : « J’ai
un créneau un peu spécial : au départ je suis musicien, arrangeur, producteur,
réalisateur. Il y a beaucoup de choses que j’ai envie d’explorer, mais je n’ai
jamais eu envie de tout laisser tomber pour faire ma propre musique. Mes albums
enrichissent mes productions et vice versa. Je suis en train de faire un remix pour
la chanteuse italienne Erica Mou que j’accompagne actuellement sur scène, après
avoir co-réalisé son album avec l’Islandais Valgeir Sigurdson qui avait mixé Music
Hole, avec des sons que j’ai déjà préparés. Donc rien ne se perd ».
Si
MaJiKer n’a pas encore rencontré le grand public, il sait que rien n’est
invariable : « il me faut juste composer un troisième ou un quatrième album
qui attire davantage l’attention. Les gens redécouvriront ensuite mes anciens
albums » dit-il sans la moindre prétention, avec un optimisme à toute
épreuve. Le dernier né s’appelle The House of Bones, et il est de
l’aveu de son auteur, à la fois très personnel et comme une carte de visite. Il
explore la dimension acoustique des rythmes et des mélodies, en s’appuyant sur deux instruments rares dans la pop : la viole de gambe et le marimba. Il plante
aussi un décor fantomatique avec une modernité dont très peu de musiciens sont
capables, surtout dans la période actuelle que MaJiKer trouve, à raison, assez
conservatrice, « où une partie du public et des journalistes n’a plus le
temps d’écouter vraiment la musique ».
« Et finalement on s’est rendu compte qu’on avait fait
l’album »
Matthew Kerr, est d’une certaine manière un initié, mais
surtout un travailleur. Il commence le piano à six ans, comme s’il était « né
avec la musique ». Mais son instrument de prédilection, ce sont les
percussions orchestrales. Au moment d’entrer au collège il fait le bon
choix après avoir beaucoup hésité entre une fac de théâtre et une fac de
musique. Et il est possible que ce choix lui ait épargné quelques années
d’incertitude : « je me suis inscrit dans une fac d’arts où on étudiait la
musique du monde et beaucoup de musique contemporaine, expérimentale. Pour
autant, je n’ai aucune connaissance du classique. Je ne peux pas dire la
différence entre Schubert et Schumann. Je ne connais même pas bien Mozart. Mon
diplôme en lui-même ne m’a pas appris grand chose. Mais j’ai eu le temps de me
concentrer pendant 3 ans sur mes projets : des musiques pour des installations
sonores, des pièces de théâtre, des films... beaucoup de collaborations ».
Diplômé à 21 ans, Matthew s’essaie d’abord à la pop à
Birmingham, mais le résultat n’est selon lui pas immédiatement probant. Pendant
une courte période, il connaît le seul writer’s block de sa vie. « Il
fallait juste faire une pause, pour se sentir libre à nouveau ». Il
rencontre Camille à peu près à cette époque qui, elle, diplômée de Sciences Po,
sort son premier album Le Sac des Filles. La démarche de Matthew
commence à prendre forme quand il décide de mélanger ce qu’il a appris à la fac
avec la pop. Camille, elle aussi, est dans une telle démarche, « expérimentale,
mais accessible ». C’est de cette collusion qu’est en partie né
Le Fil :
« Deux ans après mon diplôme, en 2004, Camille est venue chez moi à Birmingham 5 ou 6 fois par tranche d’une semaine, entre deux dates avec le groupe Nouvelle Vague. On a commencé de manière très organique. On riait beaucoup. Camille a amené le concept sonore du bourdon. Un jour, on a fait une pause pour aller chercher quelque chose à manger au supermarché, et on s’est dit : ‘‘tu te rends comptes qu’il va falloir tout réenregistrer en studio ?’’. Au départ, l'idée c'était : on fait les maquettes, puis on va les présenter au label. Finalement on s’est rendu compte qu’on avait fait l’album chez moi. Il ne manquait que les basses, les éléments de piano, les petits éléments classiques qui nécessitaient un studio. Et là c’est Camille qui s’en est occupée à Paris parce que j’habitais toujours en Angleterre. Elle avait déjà en tête de bosser avec Martin Gamet pour la contrebasse qu’il utilisait aussi de manière percussive ».
« La créativité c’est le fait de prendre des décisions
»
Sept ans après, est-ce qu’on mesure bien tout ce que
ce disque a changé dans le paysage de la chanson ? « Je me suis dit il y a
quelques semaines que personne ne parle des arrangements instrumentaux » relève
MaJiKer, « alors qu’il y a de la guitare, du piano, de la basse, du trombone
partout. Le travail principal est sur la voix, mais finalement, il y a plein de
choses qui se passent, petites et subtiles ».
A l’écoute de The House of Bones, on perçoit d’autant
mieux le rôle clef de MaJiKer sur l’album Music Hole, notamment sur des
chansons comme Home is where it hurts qui présente une familiarité
d’ambiance, de mélodie et de rythmes avec son dernier album. « J’ai été très
présent sur cet album » commente-t-il. « C’était très fusionnel. L’idée
de chaque chanson et leur forme viennent de Camille. Je l’ai surtout aidée dans le
développement de ses idées. Camille venait avec des chansons à différents stades d'avancement. On cherchait ensemble les
accords, la structure, puis des arrangements ».
On sait Camille, comme Björk ou Thom Yorke, capable de
composer dans une bulle. Pour celui qui l’a
fait accoucher d’une partie de son talent, qui l’a accompagnée sur scène de 2005 à 2008, il est
impossible de répondre avec précision à la question du moment de l’inspiration.
« A l’époque elle chantait beaucoup dans la rue, elle avait un dictaphone.
Je demande souvent aux chanteurs comment ils composent et souvent ils
répondent : ''je ne sais pas''. La créativité c’est pour moi le fait de prendre des décisions, à la
fois instinctive et réflexive sur une mélodie ». Contrairement à un
Sébastien Tellier qui fait confiance, soi disant, au hasard, MaJiKer
semble être à la fois dans un mélange de rationnel et de mystère. « C’est si
intérieur que c’est pratiquement impossible de savoir d’où ça vient. On peut être au piano, dans la rue, écouter un groove, ça peut
venir de n’importe où. Camille, c’était des petits moments d’impro qu’elle avait
enregistrés ou qui lui sont restés en tête. Parfois elle s’assoit au piano et
joue les morceaux en entier. Sur Le Sac des Filles, elle avait déjà
composé 1,2,3 intégralement. Elle est très flexible ».
Une rencontre prometteuse avec Christine and the
Queens
Croisé à l’Espace B, petite salle parisienne à Paris en janvier 2010, MaJiKer
se plaignait de l’absence de projet ambitieux en France depuis Camille. Mais il
semble qu’une jeune chanteuse ait enfin trouvé grâce à ses yeux : « depuis 7
ans que je vis à Paris, je n’avais rien découvert de génial. Mais là je viens
de rencontrer Christine and the Queens. Elle joue beaucoup avec les genres : elle fait le mec qui joue la femme. Elle écrit les meilleures mélodies que j’ai
entendues en France depuis longtemps. A 23 ans, sa marge de progression est grande. Nous sommes contents de nous être rencontrés, ça nous rassure de se
dire qu’il y a encore des gens pour mélanger performance et pop ». Une collaboration
future est même envisageable.
Mais, qu’est-ce qui cloche à Paris pour que les musiciens
originaux soient si rares ? MaJiKer a quelques éléments de réponses. Pour
commencer, c’est toujours le texte qui gagne par K.O. sur la musique au premier
round, « sauf avec des gens très cultivés qui savent faire de la musique
comme Camille ou dans le rap qui est, malgré la vulgarité et les horreurs dites
sur les homos ou les femmes, un des seuls espaces d’expérimentation
en langue française. Sinon, les chansons se passent toujours à
l’intérieur, on chante sur l’achat de son clic clac etc… ». Les
chansons d’ameublement standardisé pour 18 mètres carrés agacent MaJiKer. Comme
on le comprend. « Paris est une très belle ville, mais rien n’y est
mystérieux. On se sent tout petit, on est claustro. Gainsbourg, lui, a eu
l’intelligence d’aller chercher l’inspiration à l’étranger ».
Incollable sur l’Eurovision
MaJiKer aussi puisqu’il a enregistré une partie de son
dernier album au sud-ouest de l’Islande et qu’il a comme projet de reprendre
des chansons traditionnelles scandinaves sur la nature, avec des guests.
Pour lui, la prédisposition des scandinaves pour la pop est un mystère.
Peut-être sont-ils le produit d’un environnement unique ? « Pour un pays
développé, la Suède n’a pas peur du silence. Si tu te perds dans la nature en
Islande, tu peux avoir une frayeur archaïque, quelque chose qui remonte à très
loin ».
L’expert de l’Eurovision qu’il est relève que sur 42
groupes sélectionnés pour la prochaine édition, dix productions seront Scandinaves. Il faut s’y résoudre :
MaJiKer est incollable sur toutes les émissions de l’Eurovision depuis 1956. Il
tweete beaucoup sur l’événement. On lui demande : Frida Boccara tu
connais ? « Bien sûr, Un jour un enfant, c’est une belle chanson ».
Et cela me rappelle une interview en 2005 à Reykjavik où le chanteur de Sigur
Ros m’avait surtout parlé d’Iron Maiden et Metallica alors qu'on l'aurait attendu sur des musiques plus savantes. MaJiKer, lui, s’anime
quand il faut raconter l’Eurovision. Rappelons que c’est le show le plus suivi
de la planète avec 120 millions de téléspectateurs. C’est un peu la Coupe du
monde de la chanson, qu’il regarde pour son aspect document historique de la
pop.
« J’essaie de développer un beatbox flippant »
Peut-être alors que les Français ont globalement cette
particularité d’avoir une vision étriquée du genre, alors qu’ils ne sont
eux-mêmes pas toujours loin du kitsch. Faudrait-il plutôt envisager la pop
comme un des moyens de faire un show ? MaJiKer conseille de sortir du champ de
la pop pour en faire : « si on cherche quelque chose qui manque dans une
chanson, il ne faut pas le chercher dans la pop. En ce moment j’écoute beaucoup
de musique du Caucase, et même de la mauvaise musique indonésienne pour
essayer de comprendre ce que les mecs ont voulu faire. Je peux écouter beaucoup
de musique que je n’aime pas avec concentration ».
De cette extrême diversité, MaJiKer tire une
cohérence, un concept, à chaque album : « sur Body-Piano-Machine le
concept était le choix des instruments. Cette fois-ci, le choix c’était
l’ambiance. Je voulais imposer une atmosphère qui dure tout au long de l’album.
Sur le premier, tout le monde m’a dit : ‘‘si tu te limites à 3 éléments,
tous les morceaux vont se ressembler’’. Moi j’ai fait un album hyper
éclectique, peut-être même trop. Je voulais une continuité, sans que l’auditeur ne
s’ennuie. Comme un film, un voyage. J’aimais l’idée qu’on puisse explorer
le corps avec le beatbox et les percussions corporelles, mais aussi avec des
instruments acoustiques. La viole de gambe se joue de façon très physique. Liam
Byrne en joue sur The House of Bones, on le voix bouger, on l’entend
respirer sur ses solos, même si il ne frappe pas l’instrument. J’essaie de
développer un beatbox fantômatique, flippant, en plus du côté
rythmique ».
« Madonna n’était ni la meilleure chanteuse, ni la
meilleure danseuse, ni la plus belle, mais... »
Dans la constellation de MaJiKer, il y a ses albums,
des noms connus comme ceux de Camille ou de Valgeir Sigurdson, d’autres moins
connus en France comme ceux de Sacha Bernardson, Erica Mou, Indi Kaur.
Contrairement aux compétitions comme l’Eurovision, il rejette toute idée de
rivalité entre artistes. « La compétition, la comparaison, ça n’est jamais
bien parce qu’on y retrouve l’aigreur. Dès que je reconnais cette attitude en
moi quand je suis quelqu’un sur Facebook ou Twitter, j’essaie de me remettre à
ma place, de ne pas laisser l’ego s’interposer ». Si MaJiKer adopte une
attitude bienveillante, et développe le sentiment de gratitude, il n’est pas
spécialement indulgent avec tous les musiciens. « Il ne suffit pas d’aimer
la musique pour en faire » dit-il, « entre l’univers visuel, le texte,
la voix, les arrangements, l’ambiance... il y a énormément de dimensions à
développer. J’aime la spontanéité de Grimes par exemple mais avec un
producteur, elle aurait pu aller beaucoup plus loin. L’album est excellent mais
un peu répétitif. Libérer un talent qu’on ignorait c’est bien, et il
faut profiter de la liberté de notre époque, mais maîtriser son art c’est autre
chose ».
Le talent (plutôt inné)
et le travail (acquis) comptent. Mais la dialectique, le dépassement, c’est... « les
couilles ». L'Anglais s’explique : « je connais pas mal de chanteurs qui n’ont
même pas sorti leur premier album alors qu’ils bossent depuis 2, 3 ou 4 ans
dessus. Ils n’y croient pas. Moi, si j’ai un remix à faire et que je ne sais
pas par où aller, je commence toujours par faire quelque chose, parce que
ça finit toujours bien. Le maître mot c’est ''confiance''. Et pour la confiance, le
mantra c’est : ‘‘je m’en fous, j’y vais’’. Madonna n’est ni la
plus belle, ni la meilleure chanteuse, ni la meilleure danseuse. Mais avec sa
personnalité, c’était impossible que ça ne marche pas. Pareil pour Lady Gaga.
Ceux qui sont mauvais artistiquement ont du talent dans d’autres domaines. Si
tu as du succès, tu le mérites parce que ça veut dire que tu as un public qui
t’apprécie. Après, pour durer, il vaut mieux faire de la bonne musique ». Indeed.
entretiens : fins mars 2012