5 mars 2004. Ma journée commence par un lever de soleil provençal rouge et marron vu à travers la vitre d'un TGV allant à Paris. J'ai rendez-vous avec Leslie Feist (et non avec Amélie Poulain) en fin de matinée à La Rimaudière, une brasserie du quartier Notre Dame de Lorette. Feist arrive seule, en voisine. Plus d'un aujourd'hui enragerait de savoir qu'elle était à l'époque dans les Pages Jaunes. Au téléphone, Polydor m'avait donné une demi-heure pour l'entretien. Finalement, on ne minute pas. Au bout d'une heure, Feist doit partir. Elle doit acheter la pièce manquante d'un projecteur qui servira pour son premier vrai concert solo en public au Bataclan le lendemain soir.
Née de parents artistes, un père peintre expressionniste abstrait et une mère ayant étudié la céramique, Feist a gardé de son père l'envie de vivre, de grandir et de créer dans un réseau d'artistes excentriques et le besoin de "rendre visible ce qui est audible" : soit de créer un pendant visuel à sa musique. De sa mère, elle a gardé une passion pour la chanson populaire américaine d'avant le rock, s'entraînant pendant des années à chanter aussi bien que ces voix en noir et blanc. Plus tard elle a suivi Gonzales à Paris après une aventure berlinoise. C'est là qu'elle a compris qu'elle pourrait faire quelque chose de ses influences anciennes, parfois désuètes.
Feist n'est pas spécialement une avant-gardiste au sens où Björk peut l'être, mais elle a une pouvoir de sublimation assez rare. Je me suis souvent demandé pourquoi le mot "saison" revenait souvent dans ses chansons, et Dianne Montgomery, l'une de ses shadows shows performers (concept à soumettre à François Bayrou), a verbalisé ce dont je n'avais que la sensation dans le DVD qui vient de sortir "Look at what the light did now" : "Leslie a un don pour prendre des grands concepts comme l'océan, les montagnes, les saisons et les rendre accessibles aux gens. Et elle sait faire l'inverse aussi : prendre l'idée des excuses, de s'asseoir sur un banc dans un parc, de se réveiller avec des nœuds dans les cheveux, et en faire des choses qui rendent la vie grandiose". Je n'ai jamais eu l'occasion de publier cette interview, seulement quelques citations dans un article. La voici en entier. L'album Let it Die allait sortir quelques jours plus tard.
Let it Die correspond-t-il a une période musicale en particulier ?
Leslie Feist : J'espère que l'album est un peu hors du temps. Les musiques anciennes m'inspirent. Je ne sais pas si c'est parce qu'enfant ma mère passait Ricky Nelson, Peggy Lee, Patsy Cline : des trucs un peu old fashion. Ça a été implanté dans mes goûts avant que j'aie la moindre idée du cool. Et plus tard j'ai découvert une anthologie du folk américain dont on entend assez peu la marque sur l'album, mais l'intention est là.
Contrairement à ton tout premier disque, Monarch (1999), ce disque tu ne l'as pas fait toute seule.
Non, c'est une vraie collaboration avec Gonzo (Chilly Gonzales), y compris dans le choix des morceaux. Il était inspiré par la façon de travailler du courant Brill Building, par des arrangements à la Burt Bacharach : quelque chose qui vient en soutien de la voix, qui n'est pas là comme une démonstration.
Feist s'interrompt, l'endroit est très bruyant :
-"Désolée, je suis complètement crevée. It's crazy loud here."
-"Ce serait moins bruyant dehors..."
Nous sommes interrompus par la serveuse du café qui demande plus ou moins à Feist si elle a une gueule d'atmosphère et si elle reprendra un petit thé. Bien entendu "la petite chanteuse" comme l'appelle la grosse dame ne comprend rien, mais Feist l'a trouve trop sympa quand même. Parfois il faut être avec des étrangers pour se sentir vraiment à Paris.
-"T'as pris un train ?" Reprend-t-elle.
-"Oui. Il y a deux jours j'ai écouté ta Black Session sur France Inter en direct dans le sud de la France et aujourd'hui j'ai pris un train à l'aube."
-"Et tu n'as pas pensé que ça sonnait terriblement mal ? Tu peux le dire, honnêtement."
-"Non, pourquoi ?"
-"J'ai fait une reprise des Kinks, un de mes groupes de rock 60's préféré. Ils étaient aussi bons et prolifiques que les Beatles mais personne ne les connaissait. J'ai aussi mes compositions originales, dont certaines sont pour le prochain album. C'était mon tout premier concert, et je pense que le faire à la radio nationale était une erreur. On devrait avoir le temps de roder son concert dans un club pendant plusieurs mois avant l'étape du grand show radio. Et puis un concert, c'est aussi fait pour être vu. Là, c'était un beau théâtre qui sonnait super bien, mais c'est une illusion. Je ne crois pas que ça sonnait si bien à travers un poste de radio crachotant. On fait des albums pour prendre le temps d'avoir le son parfait, parce qu'il n'y a rien à regarder... A la radio, ça devrait être pareil.
Revenons à ce que peut évoquer cet album : l'enfance ?
Disons qu'on a essayé pas mal d'instruments. Gonzo est affilié electro, et il a un petit problème avec le rock, donc on voulait éviter les instruments connotés rock comme la guitare électrique, utiliser une autre palette pour penser différemment. Du coup j'ai presque tout fait à la guitare acoustique. Pour le côté enfantin, c'est peut-être parce qu'on n'a pas utilisé de sons contemporains, ce qui pourrait renvoyer les gens à leur enfance.
En écoutant "Tout Doucement", j'imagine des souris qui dansent par exemple.
C'est marrant parce qu'on l'appelait "la danse des crickets" ! Tu sais, Jiminy Cricket qui débarque : pompompom.
Je l'ai passée à des amis, il y avait un bébé dans la pièce et ça l'a fait danser.
Nooooooo ! Comme Gonzo et moi avons tout joué nous-mêmes, on a imaginé des personnages car on n'avait pas de musiciens. Un ours à la basse parce que c'est lent et lourd, un petit garçon roux de 8 ans aux cymbales. J'aime que ce soit toujours très visuel et imaginatif.
Mais en même temps, tu as appelé l'album Let it Die...
Let it Die est un indice. Je voulais flécher la direction vers le cœur de l'album qui est le refrain de cette chanson. L'idée centrale du disque c'est : "the saddest part of a broken heart isn't the ending so much as the start". A la fin d'une relation amoureuse, tu te sens désespérément triste. Mais si tu y réfléchis bien, le plus dur à vivre c'est qu'au début tu pensais vraiment que ça allait être parfait. De se rappeler que c'est le moment où tu avais le plus de joie, d'espoirs et d'exaltation qui crée la douleur finale, c'est vraiment dur à penser quand on souffre, mais ça permet de remettre les choses en perspective. Donc l'excitation des débuts n'est jamais aussi sûre qu'elle paraît, parce que tout peut se retourner.
C'est un cycle.
C'est un cycle et c'est pourquoi la pochette de l'album est en forme de cercle, et que tout est compris à l'intérieur. Tu laisses une chose mourir, et c'est seulement comme ça qu'une nouvelle chose peut commencer. Toute ta vie est comme ça. En tout cas, il n'y a pas moyen d'appeler un disque "the saddest part of a broken heart etc etc..."
Initialement tu viens du punk. Michael Stipe de R.E.M. dit que le punk est moins un son mais qu'une attitude. On peut faire de la pop et être punk. Toi, es-tu encore punk ?
J'ai une histoire là-dessus. Mon père est peintre et il a vécu la vie d'un artiste fauché à New York. Le critique d'art américain Clement Greenberg avait quelques tableaux de mon père dans sa collection privée. C'était l'époque de la mouvance Jackson Pollock à New York. Mon père appartenait à ce réseau d'artistes. Mais quand j'étais gamine, je voyais qu'il avait un look hyper conservateur. Moi j'étais cette petite punkette avec mes grosses bottes et mes vêtements déchirés, et lui portait une veste de costume et ces espèces de mocassins : un vrai look d'avocat. J'ai dit à ma mère : "papa est censé être un artiste excentrique, être comme nous". Et elle m'a répondue : "c'est un rebelle. C'est un geste anti-conformiste pour un artiste de s'habiller comme un avocat". On se définit souvent contre les gens avec qui on est à l'école, et lui se définissait à l'inverse de ce que l'on attend d'un artiste qui crève la dalle. Donc Michael Stipe a peut-être raison. Punk, je l'étais d'une certaine manière, mais ça a une connotation politique. Je ne m'identifie pas vraiment à ce mot parce que j'étais juste une ado qui s'éclatait sur du heavy rock, pas du tout politisée.
C'est vrai que tu ne peux plus chanter de punk à cause d'un problème de cordes vocales qui t'a contrainte au silence pendant des mois ?
Il y a plein de trucs que je ne peux plus faire à mon âge (rires ; elle a tout juste 28 ans à l'époque...).
Tu aimes l'idée d'appartenir à des collectifs. Mais là tu relances ta carrières solo. Vas-tu tirer un trait sur tes autres projets pour te consacrer à tes albums ? Comment envisages-tu l'avenir ?
J'ai toujours eu 2 ou 3 projets en même temps. Au moment de mon premier album je venais de me mettre à la guitare, d'ailleurs ça sonnait country parce que c'était les premiers accords que j'avais appris. A la même période, je commençais à jouer dans Broken Social Scene, seulement comme guitariste. On faisait du fun rock au départ et ça m'a permis d'améliorer mon jeu. Ensuite, il y a eu la collaboration avec Peaches qui était ma coloc'. Donc ça marche toujours en triangle. C'est une question de division du temps. Jouer avec Broken me manque, et je ne peux maintenant le faire que lorsqu'ils passent ici. Je commence à travailler sur le nouveau projet de Gonzales entre temps. Et je viens de me mettre à la batterie pour pouvoir rejoindre un groupe si l'occasion se présente. Qui sait ? Encore une fois, je pense que les gens font plus de choses que ce a quoi on les réduit. Un avocat peut très bien aller faire du parachute le week-end.
Il semble se passer quelque chose avec le single Mushaboom sur lequel j'ai eu moi-même un coup de foudre en le découvrant à la radio. Je ne saurai dire pourquoi mais je trouve que c'est une chanson faite pour la radio. Avez-vous eu le même genre de déclic en studio avec cette chanson ?
On ne savait pas laquelle serait le single avant la fin. On n'essayait pas d'en avoir un en particulier. Mushaboom est une première étape. Je ne sais pas si le risque qu'elle masque le reste de l'album existe parce que les chansons sont toutes si différentes et si fortes, comme si elles pouvaient se battre (rires). J'étais un peu anxieuse d'avoir autant de styles différents sur le disque. Les gens pourraient penser que je ne fais pas bien les choses, que c'est un assemblage impur. Mais j'ai réalisé en tournant avec Gonzo que ça marchait. On passait d'un ballet à un thème avec un gros beat et d'une danse synchronisée à des duos, des slows. Il n'y avait pas de logique. Mais on voyait sur le visage des gens que ça n'avait pas d'importance. Ils étaient embarqués dans le voyage. Comme ça ne les a pas choqués, ça a été plus facile de reproduire ça sur le disque.
Quelle genre de pression te met ta maison de disques française, Polydor ?
Tu sais, peut-être que la raison pour laquelle ils me laissent tant de liberté c'est qu'ils ont compris qu'il n'y a pas de méthode pour obtenir quoi que ce soit avec moi. En fait l'album était terminé avant qu'on choisisse un label. Il n'y a eu aucune interférence qui aurait pu en dévier la trajectoire. C'est rare, on a eu de la chance. Personne n'était assis sur le canap' en disant : change ceci, change cela.
Pour les paroles, tu as cité l'exemple des fables d'Esope et La Fontaine, pourquoi ?
Je pense qu'ils font partie des premiers storytellers. Je ne crois pas qu'Esope ait inventé lui-même les histoires présentes dans les fables. Il aurait rassemblé des histoires, exactement comme dans la folk music. Ces histoires existaient dans le passé depuis des générations et je pense que La Fontaine est celui qui les a écrites en français. Esope a commencé à utiliser les animaux. Ils sont toujours très archétypaux : poor man / rich man, whatever. Ils sont anonymes, on n'apprend jamais leur secret. Tout le monde est très plat, et je pense que lorsqu'un texte ne parle de personne en particulier, il parle de tout le monde. La distance permet à l'auditeur, au lecteur d'y mettre de soi. Ce n'était pas une idée précise que tout le monde s'identifie à mes paroles, mais je voulais me lancer le défi d'écrire plus qu'un journal intime. Si j'enlève les détails inconséquents comme pourquoi je me sens comme une merde, et qui m'a fait me sentir comme une merde, then maybe I can find that seed that is the shit (elle est morte de rire...).
Pourquoi avoir décidé de venir vivre en France ?
Pendant des années j'ai essayé de travailler au Canada en tant que cuisinière et serveuse à la fois, parallèlement à la musique. C'est possible de tenir, mais c'est insuffisant pour vivre. Niveau goûts, les gens ne sont pas très ouverts d'esprit. En arrivant en Europe, on sent tout de suite quelque chose de différent. Je n'ai même pas la radio alors je ne peux pas vraiment dire, mais à chaque fois que je suis dans une voiture et que j'écoute Nova, la variété de ce qu'ils programment est tellement bizarre quand on pense que c'est une station de radio populaire. Ça n'existe pas en Amérique du Nord car tout est segmenté. D'un côté, il y a la principale radio rock qui contrôle tout, de l'autre la radio étudiante qui passe ce qu'elle veut, mais dans un sens elle marche comme une sorte de mafia. Ici, il y a plus de place pour la différence, pour les excentriques. Du coup j'ai décidé de sortir Let it Die au Canada sur le label indépendant de Broken Social Scene : Arts & Crafts. On essaiera en Amérique de la même manière. Mais si je devais choisir, je prendrais quand même l'option radio étudiante plutôt qu'une major américaine où personne ne comprend la subtilité. Leur format est trop strict.
Mais pour sortir un tel album, fallait-il vraiment travailler à Paris ?
En fait j'étais en tournée avec Gonzales l'an passé, et dès qu'on avait une semaine de libre on venait à Paris pour faire une session d'enregistrement au studio Ferber. C'était notre secret à Gonzo, Renaud Letang (ingé son) Thomas Moulin (assistant ingé son) et moi. Aucun de mes amis et des gens avec qui j'avais fait de la musique au Canada n'ont entendu quoi que soit avant que ce soit terminé, car dans un sens je savais que c'était une approche européenne, que je mettais de côté toutes mes expériences passées, mon journal intime, jusqu'à l'idée de mon écriture pour essayer de faire quelque chose de complètement neuf. Pour y arriver, il fallait être loin du regard des autres.
Et finalement, tu restes à Paris.
Yeah... (elle n'a pas l'air de vouloir donner beaucoup de détails personnels là-dessus).
Sans t'avoir vue en photo, des amis ont cru que tu étais noire. N'est-ce pas une belle illusion acoustique ?
Ils ont demandé si j'étais noire ! Really ! Noooo Waaaaayyyy ! C'est un compliment, ça fait vraiment du bien à attendre... Well, j'ai beaucoup écouté Bill Withers et Marvin Gaye mais je suis résolument blanche... C'est fou ; je suis touchée et heureuse d'entendre ça parce que j'ai passé ma vie à écouter du Gospel et de la soul avec jalousie ; ces chanteurs n'avaient qu'à ouvrir la bouche pour que sortent des sons magnifiques. On dirait un don de la nature.
dimanche 19 décembre 2010
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