Dégagé de toute contrainte commerciale et artistique depuis plus longtemps qu’on le dit, Radiohead revient avec son 8e album, le secret The King of Limbs. Une œuvre frustrante, noueuse, à la façade austère, que l’esthétique radicale et l’élégance sereine et parfois subliminale des arrangements placent quelque part entre les audaces formelles d’Amnesiac (2001) et la tessiture organique d’In Rainbows (2007). Ou bien simplement 8 chansons pour faire danser ceux qui travaillent du chapeau.
Une histoire d'attentes, de transferts
Pour apprécier la musique de Radiohead, il suffit d’un coup de foudre à certains, d’autres se gardent de se prononcer avant une dizaine d’écoutes. Or, cette idée qu’il faille accorder plus de temps à Radiohead qu’à d’autres artistes, même si elle est fondée, commence à sembler une immunité de principe paralysant le sens critique. Donc, bien que l’album ait tourné une quinzaine de fois sur ma liste de lecture depuis une semaine, j’ai été fixé au bout de 3 ou 4 écoutes. Comme on échoue toujours à parler de ce qu’on aime, j’ai tout de même tourné mes idées 7 fois dans ma tête avant de me lancer.
The King of Limbs souffre d’avoir été trop attendu. Un ami me confiait récemment : « j'ai un peu cessé d'attendre le salut du monde de la part de Radiohead, mais c'est sans doute pour ça que je suis rarement déçu par leur musique ». Autre réaction d'un fan de la première heure : « TKOL est un disque qui répond à mes attentes en termes d’envie de sérénité après pas mal d'années de rebondissements... Le disque de mes 30 ans en somme. Je ne trouve pas qu’il soit moins bon ou meilleur que Kid A, il est différent... Ils n'ont plus le même âge, ni la pression de faire l’album d’après un classique comme OK Computer (1997) ».
La signification qu’attachent les fans de Radiohead à quelques uns de leurs albums en fonction de la charge affective correspondante à l’époque de leur sortie est étonnante. Radiohead est encore un arbre de vie pour beaucoup de monde en 2011, un peu à la manière des Beatles. On grandit avec eux, un peu grâce à eux aussi. En cela, certains de leurs albums, de leurs chansons (et faces B) tendent à devenir de purs fétiches dont les fans se disputent l’attachement. C’est ainsi que « l’effet drogue » dont parlait Françoise Hardy au moment de la sortie d’OK Computer (1997) s'est dégradé en tendance ‘‘crypto-Da Vinci Code’’ qui finit par transformer le sens de l’énigme du groupe en délire collectif relayé à la vitesse d’un virus sur le net. Un nombre impressionnant des plus renseignés sur les forums semblent incapables de s'avouer que l'album ne leur plaît pas plus que ça. Ils en font donc un objet codé, sujet à tous les fantasmes symbolico-informatiques, censé correspondre à l'univers du groupe.
La tentation est grande de jauger chacun des disques de Radiohead, non par rapport au précédent ou en soi, mais comme si Radiohead était un genre, donc par rapport à leur discographie, précisément avec Kid A comme mètre-étalon. Rappelons que cet album essuya de manière moins appuyée à l’orée du millénaire les mêmes critiques que TKOL : absence de chant articulé et de ‘‘vraies chansons’’, absence d’émotions, prétention au mystère, stratégie marketing d’auto-gestionnaires cyniques...
The King of Limbs est un album dont les ambiances procèdent presque entièrement de rythmes sans interruption (4 secondes de blanc en tout et pour tout entre la 4e et la 5e plage : autrement dit pas de pause, mais beaucoup de vide sculpté à l'intérieur de certains morceaux par les coups de ciseaux rythmiques, un peu comme sur Kid A), dès l’instant où l’auditeur est pris dans les roulis de "Bloom", jusqu’à la drum & bass sauvage, aux volumes fluctuant de "Feral". Cette première face évoque Amnesiac et le travail en solo de Thom Yorke et de son nouveau groupe Atoms for Peace qu'on attend au tournant ; tandis que la seconde moitié plus éthérée, hypnotique, acoustique, dans la continuité de la deuxième partie d’In Rainbows ne suffit pas à en faire un objet aussi engageant, chromatique et surtout neuf que Kid A.
Tout se passe comme si, Radiohead était désormais un groupe trop dispersé à cause des familles et des projets parallèles de chacun pour pouvoir investir suffisamment d’énergie dans une œuvre passionnante de bout en bout. Cela explique peut-être l'absence totale de promo du groupe à ce jour qui semble vouloir minimiser l'impact de la sortie et laisser parler la musique, tout en poursuivant une stratégie de self media, après une campagne presse en 2007 particulièrement didactique sur le modèle économique choisi. L’espacement des courtes sessions débutées au soleil de Los Angeles l’hiver dernier a pourtant permis de faire de TKOL un album - on n'ose plus dire un "disque" - moins laborieux qu'In Rainbows. Un tout très cohérent, compact, qui doit correspondre parfaitement aux goûts actuels de Thom Yorke. La voix du groupe s'étant depuis quelques années contenté de publier des playlists indiquant une direction artistique, un courant electro privilégié, au lieu de disserter sur les errements habituels de son groupe en studio.
Comme des chapelles orthodoxes
Radiohead enregistre des disques comme on conçoit de l’art, ce qui ne veut pas dire qu’il soit un groupe infaillible. TKOL a des manques et des défauts. Il n’est pas spécialement court compte tenu de la maîtrise du temps et de la spatialité qu’il affiche ; les 3 derniers morceaux semblent arrêter le temps. Il est ambitieux sans être grande gueule, il n’explose jamais vraiment. Or, pour être irréprochable, il aurait fallu claquer au moins un morceau imparable comme "Lotus Flower", disons à la place de "Codex", un titre entre parfaite épure vocale et orchestrale, et insignifiance. De même "Bloom", le premier titre qui sert un peu de transition avec le dernier morceau du précédent album, "Videotape", si riche soit-il, est un peu comme une redite de la version live de "The Gloaming" sur Hail to the Thief (2003), album dont l’inconsistance rétrospective en fait le moins mémorable de Radiohead avec le tout premier, en dépit de sa diversité, alors qu’il avait surtout donné lieu a une tournée fantastique.
Reconnaissons que jusqu’à cette époque, quel que soit leur style, les morceaux étaient beaux et touchants. Rétrospectivement, certains diront à cette aune que Radiohead était déjà fini après Amnesiac. «MorningMrMagpie» pourrait, en ce sens, être l’aveu d’un manque d’inspiration : «you’ve stolen all my magic, you took my melody». TKOL souffre tout simplement de compositions faibles au départ et parfois anciennes ("GiveUpTheGhost", "MrMagpie"), dont le traitement et la vision priment. «There There», «2+2=5», «Videotape» et «House of Cards» auraient aussi bien pu être passées à la moulinette TKOL. Le résultait aurait sans doute été étonnant.
Beaucoup d’approximations circulent sur ces 8 chansons : l’absence de guitares ; elles sont pourtant là, électriques mais sèches, sans artifice, sans la moindre distorsion. Sa dominante electro ; tout ou presque est joué sur une batterie (sans aucun coup de cymbale) dont les parties, arythmiques mais bien trop monotones, sont la plupart du temps montées suivant une esthétique electro devant effectivement beaucoup à Flying Lotus mais aussi au dernier Massive Attack ou à Can de manière plus assumée que d’habitude : la «machine à écrire» contrariante de "MorningMrMagpie" posée sur des guitares et basses évoquant du Fela à la sauce Radiohead. Avouons-le, la communauté des audiogeeks ayant légalement téléchargé l'album en format wav sera contentée de ce côté-là.
Niveau écriture, là où sur Kid A et Amnesiac on avait affaire à des chansons réalisées à la manière du jazz ou de l’electro, elles sont sur des titres comme "LittleByLittle" imprégnées de ces diverses influences qui font leur tissu même. TKOL rappelle ainsi ces chapelles orthodoxes sans intérêt vu de l'extérieur, mais dont l'incroyable richesse des décors intérieurs laisse sans voix. Cette impression d’arbre qui cache la forêt vient sans doute du travail sur le détail sonore : "Separator" et ses voix subliminales dont les reverb dub tournent à l’infini sans qu’on y prenne garde, ou les cliquetis quasi imperceptibles du riff répétitif de batterie qui créent un arrière-plan influençant l’écoute et son souvenir, comme les traces d’un songe dont on sent que les détails s’estompent au réveil sans que l’on sache exactement les identifier. Ou bien comme un film dont les mouvements des figurants ne sont jamais anodins. De même "Lotus Flower" repose peut-être davantage sur l'effacement total de la guitare et la beauté cachée de ces enluminures electro-acoustiques que sur sa drum & bass à la Fourtet.
Niveau textes, même s'ils semblent comme la musique moins signifiants cette fois-ci, Yorke met de mon point de vue en scène des couples dans lesquels celui qui chante se fait toujours déposséder par un autre qui veut tout de lui (un fan ?). Il semble cette fois encourager le sentiment d'abandon soit à la nature, soit à l'autre : «I think I should give up the ghost in your arms» chante-t-il complètement relâché, atteignant facilement la beauté des meilleures chansons du maître Neil Young. Dans "Codex", un morceau qui revisite avec distance d’anciennes ballades au piano, le sujet fait le grand saut dans une eau « claire et innocente », environné de libellules, là où il croisait des anges aux yeux noirs dans le Styx de "Pyramid Song". Ici, les cordes et les cuivres ne sont plus que des ponctuations mixées à bas volume, relevant le tintement d'un piano qui semble joué sous l'eau de la fontaine de Trevi (le même effet d'altération du son que celui employé sur les cordes de "Quarter Tone Bloom" sur la B.O. composée par Jonny Greenwood pour le film Norwegian Wood). Sur "Bloom", il nage au milieu des tortues géantes et des méduses, peu soucieux de sa trajectoire. Sur "Separator", il finit par se réveiller après un rêve exotique peuplé d'oiseaux géants, libéré d’un poids.
Peut-être pas à prendre au pied de la lettre, mais cette note finale est révélatrice d’un nouvel état esprit. Radiohead a commencé à dévier de sa propre orbite depuis un petit moment, sans se perdre, et ne court plus après le classique de plus, manqué de peu avec In Rainbows. Ce groupe ne tient plus spécialement compte ni du passé, ni de l'avenir.
mercredi 2 mars 2011
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Merci pour l'article, très bien rédigé et pensé.
RépondreSupprimerMerci beaucoup, c'est sympa
RépondreSupprimerMagnifique analyse, je suis d'accord avec toi en tout point.
RépondreSupprimerQue faire quand on a "envie d'aimer" un évènement tel qu'un nouveau Radiohead, mais qu'on trouve pas de "prise" dès la première écoute?
RépondreSupprimerComment combattre la frustration lorsqu'on s'aperçoit que le rocher sur le quel on a choisi de marcher pour traverser la rivière est plus glissant qu'une savonnette?
(Métaphore un peu tordue, mais c'est vraiment ce que j'ai ressenti ces derniers jours =) )
Ton texte m'a donné ce dont j'avais besoin:
de nouveaux angles d'approche pour enrichir mon écoute sur la plupart des chansons et par conséquent mon plaisir de voyager à travers cet album.
Maintenant que j'ai des sandales, je fonce sans crainte.
Merci!
On aurait dû acheter plus de sandales à Salvador !
RépondreSupprimerMerci pour cette métaphore et cette conclusion que tu as trouvée : c'est peut-être plus une invitation à s'aventurer dans un endroit bizarre et un peu frustrant qu'un très beau disque.
En discutant avec pas mal de monde, j'ai remarqué qu'il évoque souvent des images plus que des émotions claires.
En tous cas, encore une fois, on ne peut pas dire qu'il laisse indifférent =)
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerun peu comme victor, je te dirai merci pour nous donner ces nouveaux angles d'approche qui donnent envie de se reconfronter aux choses qui ne plaisent pas la 1ère fois (ou serai-je aujourd'hui si tu ne m'avais pas offert KID A en me conseillant de le réécouter??).
RépondreSupprimerde toute ton analyse, je retiens surtout le fait que le groupe semble en effet enfin s'etre départie de cette lutte continuelle pour éviter de tomber dans des cases et surtout contre cette pression populaire d'etre obligé d'expliquer pourquoi ils ne sont pas tombés dans des cases. (un poil alambiqué mais on se comprend).
ils ne pouvaient y arriver qu'en cessant toute lutte, et comme tu le dis si bien, en ne pensant plus spécialement ni au passé ni à l'avenir. (je crois que je vais me retourner cette phrase dans la tete toute la soirée, chaque mot est important).
merci yoyo
merci pour ton message
RépondreSupprimerj'ai l'impression qu'ils ne courent plus après un chef-d'œuvre pour le dire simplement, alors que c'était leur moteur sur In Rainbows. O'Brien disait qu'ils avaient besoin de faire quelque chose qu'on retiendrait à l'avenir autant que The Bends, Ok Computer et Kid A, pour survivre en tant que musiciens.
Mais leur force c'est de quand même continuer à faire une musique singulière.
Combien de groupes ou artistes opèrent un retour aux "fondamentaux du rock"... expression moisie qui donne des disques un peu moisis comme les derniers REM... ?
par contre, je pense, contrairement à toi, que c'est parce qu'il y a eu confrontation à de nombreuses reprises dans le passé, qu'ils ont maintenant la possibilité de faire de la musique, en faisant baisser la pression à un niveau raisonnable