« Le masque juxtapose et mélange des êtres et des objets que la violence sépare. Il est au-delà des différences, (...). » (René Girard, La Violence et le Sacré)
Depuis Batman Begins, premier épisode du reboot, le héros n’est pas le seul à avancer masqué. L’épouvantail, psychiatre dans le civil, a le visage totalement recouvert, par un fétu de paille. Dans The Dark Knight, le maquillage du joker est à lui seul un masque dont le rouge à lèvre souligne et prolonge le sourire de l’ange, de la commissure des lèvres aux cicatrices. Le travail de Heath Ledger sur la voix est impressionnant, entre grotesque et grondements furibards, rires fous et murmures. Inversement placide, plus cruellement inexpressif encore, Bane, Dans The Dark Knight Rises, ne se cachera ni derrière une raison sociale, ni derrière un quelconque maquillage. Il porte un masque qui, dit-on, le ravitaille en gaz anesthésiant suite à une blessure, et lui cache les oreilles, le nez et la bouche. Sa voix s’en trouve déformée, à la Darth Vador. Au naturel, la voix de dur à cuire de Tom Hardy qui l’incarne, semble déjà faite pour intimider...
Bane démasqué (prologue) |
Dans nos sociétés, on ne peut pas tout être à la fois. On ne peut être le pauvre, le riche et le vengeur masqué. D'où la fonction du masque. Harvey Dent est dès le départ placé sous le signe des gémeaux, mais on ne voit encore que le chevalier blanc, le masque de la justice. Puis le masque social tombe et découvre sa dualité. Double face est un personnage paradoxal dont la moitié défigurée fait cohabiter le Bien et le Mal. Il est tel que ses pulsions le poussent à être. "Pourquoi devrais-je cacher ce que je suis réellement ?", dit-il au moment où il décide d'entrer en vendetta. Il essaie de tirer des informations à des psychotiques qui n'ont pourtant pas le même mode de fonctionnement que lui. Alors que le Joker porte le masque de la folie en permanence. Il est toujours le même et se défend pourtant d'être fou. Il explique aux mafieux que Batman a montré à Gotham leurs vrais visages. On a le sentiment que le combat contre le mal est un combat contre la folie extérieure et l'aliénation intérieure. Batman est tout le contraire, obligé d'alterner les masques (sociaux ou symboliques) pour maintenir son intégrité.
Blockbuster et pari artistique
Warner Bros avait, rappelons-le, engrangé 1 milliard de dollars de recettes avec le précédent épisode de la franchise. Un succès en grande partie dû aux parti pris artistiques audacieux pour un blockbuster : maîtrise absolue du rythme, du montage et des plans, composition d’un méchant sidérant éclipsant volontairement le super héros, dédoublements à l’infini de la figure du héros et du méchant, lutte aux frontières du bien et du mal, les termes du couple pouvant se retourner au moindre faux pas, réflexions en creux sur la nature d’un pur terrorisme dépourvu de motif politique, et les possibilités de le combattre en lui opposant des versions trafiquées de l’histoire - pour le chevalier noir, la fin, justifie les moyens -, absence de happy end ou cliffhanger facile, et surtout bon dosage des scènes de combats, dans un film d’action finalement assez psychologique.
Un Bruce Wayne hébété
Mais ce qui frappe le plus dans le trailer 2, c’est le caractère circonspect de Bruce Wayne, sermonné, informé, inquiété, averti, pris au piège. Il renoue ici quelque peu avec l'impression laissée par Michael Keaton chez Tim Burton il y a plus de 20 ans, toujours mutique, voire prostré, parfois simplement distrait, absent ; d’autres fois absorbé par ses pensées, sombre, sidéré par les malades qu’il doit prendre en chasse.
grand corps malade |
gros comme une maison ou plan clé ? |
Why do we fall ?
Dans la première scène de Batman Begins, le jeune Bruce tombe dans le puits de son jardin où quelque chose qui n'est pas encore tout à fait un ancrage névrotique - plutôt une terreur d'enfant - se produit dans l’agression par une nuée de chauve-souris. Son père qui descend dans cet enfer, bien harnaché, lui demande : « why do we fall Bruce ? So we can learn to pick ourselves up ». La chute sert à apprendre à se relever, aussi bêtement qu’au vélo - mais elle préfigure aussi l'idée d'une chute morale qui sera celle de Dent : l'incarnation de l'âme partagée de Gotham pour laquelle se battent en duel Batman et le Joker. L’héritier habitué aux hauteurs du manoir a déjà cette angoisse de la chute, peut-être liée au Gotham souterrain. Le jeune Bruce n'est pas très "underground". La rencontre avec le bas du panier, le fond des choses, que ce soit une grotte ou les rues mal famées des Narrows (quartier de Gotham peuplé par les pauvres et les criminels) est un choc qui lui révèle l'immensité des zones non éclairées de sa conscience et la possibilité de la déchéance.
Selon l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco dans son récent ouvrage Lacan envers et contre tout, Freud avait distingué 3 types d'angoisses dans le texte Inhibition, symptôme, angoisse de 1926 : l'angoisse devant un danger réel, l'angoisse automatique comme réaction à une situation sociale et le signal d'angoisse qui semble correspondre au cas du personnage Bruce Wayne (je sais bien qu'on ne traite en psychanalyse que de "sujets" et non de personnages) en tant que "mécanisme purement psychique qui reproduit une situation traumatique vécue antérieurement et auquel le moi réagit par une défense". Ainsi, répondant à ce signal d'angoisse, ne supportant pas la représentation (ou qu'il perçoit comme tel) des chauve-souris à l’Opéra, Bruce s'en défend en entraînant ses parents vers la sortie de secours, dans les bas-fonds où ils se font tuer sous ses yeux. Le paradoxe veut que le milliardaire qui aidait les pauvres se fasse tuer par l’un d’eux. Et si Bruce Wayne retourne toujours dans les bas-fonds, que ce soit dans la Batcave, où dans des quartiers miteux, c’est qu’il a été traumatisé par le meurtre de ses parents dans un tel quartier. Cet endroit de lui-même et du monde l’attire. Wayne s’éprend après tout de Rachel Dawes, la fille d’une domestique hébergée au manoir Wayne qui n'est par définition "pas de son monde". Il désire posséder sa peur pour ne pas qu'elle le possède - pari impossible -, mais veut surtout retourner ses propres peurs contre ses ennemis : le batsignal est un moyen de communication entre Gordon et Batman mais doit servir de signal d'angoisse au sens propre contre les truands.
l'entrée naturelle de la Batcave |
« Démon-gardien » et perversion
Batman peut évoquer Achille pour la colère, le combattant exceptionnel, la gloire dans Batman Begins alors qu'Alfred, le tronc d’arbre, la mémoire généalogique, voire la voix de son maître, voudrait que cet alias soit associé au renom familial dont Wayne dilapide le capital moral pour mieux faire diversion. Il peut aussi rappeler Ulysse pour la dissimulation ou les identités multiples, la ruse qui lui permet de renverser toutes les situations où il est au bord du précipice (l'affrontement final avec le joker). Il est aussi l’aristocrate, comme le héros épique, qui peut grâce à sa fortune, son rang, asseoir son pouvoir et le rendre plus ou moins juste - n'oublions pas que l'histoire est initialement conçue à la fin des années 30. A la fin de The Dark Knight, il adopte enfin une posture christique en endossant la culpabilité de la faute de Dent, pour sauver les habitants de Gotham. Il fait alors le sacrifice du renom héroïque auquel le héros grec Achille n'a pas renoncé pour lui-même.
Wayne face à un Alfred désemparé |
Wayne pense : « en tant qu’homme de chair et sang, je serai ignoré ou détruit, mais comme symbole je peux être incorruptible et éternel ». Si l’on en faisait une lecture lacanienne rapide, on pourrait dire que Wayne ne vit pas Batman comme un sujet immergé dans un système symbolique qui le détermine, mais comme ce système symbolique lui-même. On n’a pas de relation avec Batman, ni d'échange (« l’amitié m’est un luxe qui m’est interdit »), ni gratitude (« vous n’aurez jamais à me remercier » répond-t-il à Gordon toujours dans le premier épisode). La nomination permet d’acquérir une identité, mais Batman, comme symbole, n’a pas d’identité sorti de ce qu’il fait et non ce qu’il est - tout comme le joker. Et c'est cette absence d'identité a priori qui fait que Wayne se sent bien dans sa tenue de chauve-souris qui représente sa propre ombre. Wayne a été initié au sein de la Ligue des Ombres. Contrairement au personnage de la nouvelle de Chamisso, Peter Schlemil, il n'aurait jamais vendu son ombre au diable. Il serait plutôt du genre à vendre Bruce Wayne au diable pour continuer à vivre dans son ombre, la projection sublimée de ses peurs.
Le Joker et Bane sont 2 figures de la perversion moderne. Le premier jouit de montrer à ceux qui ont des valeurs, des règles, qu’ils peuvent lâchement leur désobéir dans les moments de désespoir. Le second jouit, a priori, de maintenir sa victime en vie artificielle pour qu’au milieu de sa propre agonie, il assiste lui-même à l’anéantissement du monde en lequel il croyait. Le tout avec froideur, là où le joker est dans le pur plaisir, la mise en scène, parfois puérile.
Pour battre ces monstres, Wayne a été initié. Mais il possède aussi la richesse de l'aristocrate qui lui permet d’assimiler et de détourner comme autant de prothèses les prototypes militaires de la science. Son alias doit pouvoir englober le réel et s’y dissoudre à la fois. C’est grâce à cela qu'illégalement il se met en situation de Big Brother en passant contrat avec l’Etat américain pour coffrer le joker dans l’épisode précédent. L'Etat, les services secrets etc... sont étrangement absents dans The Dark Knight, et il semble que le prochain épisode pourrait avoir lieu dans un contexte moins lié exclusivement au "système Gotham City". Pour ne pas commettre de bavure, Batman devrait tirer l’intégralité de ses moyens d'action de Wayne Enterprises. Dès que le symbole s’associe aux pouvoirs publics ou agit pour des motifs privés (sauver Rachel), il transgresse l’incorruptibilité qui était la condition première de son existence. Or, Lacan - toujours expliqué par Roudinesco - "considérait la transgression comme aussi nécessaire à la civilisation que l'ordre symbolique qui permet d'y remédier". Et Batman a beau être un hors la loi, il est aussi le garant d'une idée de la civilisation.
La légende de Batman correspond donc à la croyance contemporaine qu’on peut en finir avec la perversion grâce à la science associée au 5e commandement ("tu ne tueras point" / "I only got one rule" dit-il au joker). Bruce Wayne est obsédé par l’idéal d’être un « démon-gardien », mais jamais un bourreau, jamais celui qui verserait dans le sacrifice ou plus simplement dans la vengeance. Un absolu que disqualifierait Elisabeth Roudinesco - mais son travail n'est évidemment pas d'évaluer la science-fiction - qui avertit dans La part obscure de nous-mêmes : une histoire des pervers : "notre époque qui croit de moins en moins à l’émancipation par l’exercice de la liberté humaine, et pas davantage au fait que chacun d’entre nous recèle sa part obscure, feint de croire que la science nous permettra bientôt d’en finir avec la perversion. Mais qui ne voit qu’en prétendant l’éradiquer, nous prenons le risque de détruire l’idée d’une possible distinction entre le bien et le mal, qui est au fondement même de la civilisation ?".