mercredi 25 mai 2011

"Affaire Strauss Khan" : morale, dignité et caméra de télé

La chute de Dominique Strauss Khan au cours d’une procédure judiciaire américaine qui dégaine plus vite que son ombre, relayée par une planète médiatique sans décalage horaire, a sidéré la France la semaine passée. Rappelant au passage les vertus de patience et de réserve, elle donne un coup d’envoi assez déplorable à la prochaine élection présidentielle dont les enjeux semblent se déployer sur des questions de morale en politique et, au-delà, de dignité.


Dans un edito publié sur le site Slate.fr le 16 mai 2011, Jacques Attali, décrit à la lumière de l’emballement de l’arrestation du patron du FMI pour les faits graves qui lui sont reprochés, ce qu’il nomme « les quatre échelles du temps » : celui de l’enquête aussi long qu’il doit être pour aboutir, celui immuable de la politique, celui des marchés et médias, le plus rapide de tous qui dicte sa loi sur les autres, et celui de la mort et de la maladie que tout homme passe sa vie à contrer en rêvant. Or, un des éléments qui a pu apparaître des plus choquants dans le processus d’inculpation de 5 jours de Dominique Strauss Khan a été l’exploitation des images des audiences du lundi 16 et jeudi 19 mai dernier. A deux reprises, elle ont été diffusées en léger différé (une demi-heure environ) par toutes les chaînes d'info, au mépris de la loi Guigou. Mais comment les ignorer quand c'est la justice d'un pays étranger qui autorise elle-même leur circulation ?
Un léger différé si inintelligible pour des présentateurs qui, ne comprenant pas l’anglais, et ne bénéficiant pas de la traduction, voit son effet de sidération décuplé par rapport à un direct qui aurait été préparé. Dans de telles conditions, le téléspectateur et le professionnel de l’information se retrouvent à égalité, et suspendu au verdict, angoissé. Comble du sensationnalisme, ce différé dans les conditions du direct crée donc paradoxalement une sensation d’hyper présent déréglé, toujours paroxystique.

Stupeur et tremblement
Analysant les images de la première audience pour LeMonde.fr le 18 mai, Christian Salmon, écrivain et membre du CNRS, évoque la « stupeur » de découvrir ainsi « l’homme dont on disait qu’il était le plus puissant de la planète se retrouvant dans une situation d’impuissance totale ». Stupeur ou sidération qui correspondent selon le neuropsychiatre Boris Cyrulnik à un empêchement culturel d’attribuer du sens aux choses. Or, pour qu’il y ait sens, il faut pouvoir comparer l’événement aux circonstances antérieures. Mais le propre de la catastrophe est de ne pas avoir de précédent : comme le coup de boule de Zidane en finale de la Coupe du Monde 2006 ou la démission de Lionel Jospin le 21 avril 2002 suite à sa défaite au premier tour de la présidentielle. La bulle médiatique du candidat annoncé Strauss Khan a purement et simplement explosé.
Salmon voit dans la mise en scène de la « vacuité du personnage » une « chute dans le pouvoir de l’homme public », mais surtout, rejoignant Jacques Attali, un « processus contraire à la scène démocratique » car « à l’enquête on substitue une exécution médiatique en temps réel ». La classe politique, touchée au vif par cette violence symbolique y aurait perçu comme une « extinction du politique » : « tout homme politique en voyant ces images se sent confusément en sursis, potentiellement livré à cette exécution, et cela donne le sens d’une terrible fin d’époque démocratique, avec ses scènes, ses temporalités, ses procédures, ses frontières entre le public et le privé, l’image de soi qu’on projette et celle qui est captée ».

Comme le rappelait un autre chercheur au CNRS sur le plateau de David Pujadas le 19 mai, si cette vitesse de diffusion est universelle, avec ces qualificatifs qui font la doxa (l'acronyme « un DSK défait », expression qui défait surtout la personne de ses attributs publics), les différences culturelles dans l’appréhension de l’événement sont toujours ce qu’il y a de moins partagé. "Les pays latins tiennent pour acquis la séparation entre vie privée et publique, c’est moins évident aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne. La concurrence des médias qui se font pour certains justiciers en allant fouiller dans la moindre chambre à coucher, le mélange des genres, les raccourcis, amalgames de langage, allant vers toujours plus de transparence, affaiblissent notre démocratie".
Si, selon l’adage, le travelling au cinéma est une affaire de morale, il devrait l’être encore plus pour le film d’un procès. Or, il a fallu attendre la seconde audience pour que la caméra varie ses plans, alors que la première était restée à 90 % sur le visage fatigué du prévenu. Dans ce qui apparaît aux Français comme une surexposition d’un Strauss Khan menotté, non rasé, fermé et traqué, on voit une dévitalisation de la substance du sujet, qui est finalement du même ordre, de la même violence que les rares images de la plaignante recouverte d’un drap blanc lorsque la police doit l’escorter d’un point A à un point B. Cette jeune femme sans visage est devenue en l’espace d’une journée un fantôme. La presse française n’a pas hésité à publier son nom, peut-être pour combler ce défaut de visage, ce que la presse britannique a fustigé, notamment par la voix de la correspondante du Guardian en France. 

Égalité de traitement
Rappelant sans relâche le principe de la présomption d’innocence, Clémentine Autain, femme politique, militante féministe, a néanmoins demandé une égale empathie pour Strauss Khan et pour la plaignante, partant du principe suivant : s’il existe un présumé innocent, il doit exister une présumée victime. A ce stade, les enjeux pour la personne de Dominique Strauss Khan et pour la personne de la plaignante sont gravissimes, et toute forme d'euphémisation (voire d'FMIsation) indéfendable. Ceux qui suspectent fortement Strauss Khan penseront alors que même pour une personne de cette dimension, le traitement qui lui est fait est un moindre mal par rapport au viol dont il est suspecté. 
Par contre, lorsque Clémentine Autain s’indigne que des politiciennes de fibre féministe comme Ségolène Royale aient dès dimanche fait ce type de première déclaration : « je pense d’abord à l’homme », elle ramène tout au même plan. Elle qui défend pourtant l'idée qu’un libertin, - à supposer qu’il en soit et cela relève de la sphère privée -, ne fait pas un violeur en puissance, un criminel. Jusqu’ici tout va bien. Lorsqu’un crime est commis dans un quartier dit tranquille, le voisinage répond toujours aux caméras « c’était un homme sans histoire, nous ne pouvons croire qu’il ait fait cela : ce n’est pas l’homme que nous connaissons ». C’est un peu le même type de réaction au PS, qui, alors que les actes dont on l'accuse ne sont toujours pas avérés, demeure bien plus qu’un voisin. Par conséquent, pas grand chose d'étonnant à ce qu'on ait parlé que de "DSK" dans les premiers jours dans la mesure où l'on a vu que lui en ligne de mire : 150 000 unes lui ont été consacrées entre le 15 et le 22 mai dans le monde. Cela ne doit pas empêcher de prendre en considération la plaignante sans déni de réalité.

C'est donc la simultanéité entre l'événement, l'information et la réaction qui pose ici problème. On pousse un certain nombre de responsables politiques à tirer des conclusions de ce qu'on imagine comme le plus vraisemblable en fonction de l'image que l'on a de la personne. Et là où François Baroin, prudent, déclare : "je n'utilise pas le futur, encore moins le présent, et tout juste le conditionnel", Marine Le Pen, surfant sur la vague (voire sur le vague), parle au présent en imaginant le futur, et ignore le conditionnel.
Yvan Levai, journaliste, ex-mari d’Anne Sinclair, déclarait le 25 mai à l’antenne de Pascale Clark sur France Inter : « tous les éléments d’une tragédie moderne où le temps s’est rétréci sont présents, tout va à la nanoseconde. », et tout le monde s’appuie sur « la version immédiate » des faits aux fins de sa propre « catharsis ». D’où le débat qui se déplace sur le machisme et le harcèlement dans les milieux politico-journalistiques en particulier et les élites en général. Un débat qui doit avoir lieu, mais qui part ici du principe que par réputation, Strauss Khan est à tout le moins un harceleur. L'accusation morale pèse presque plus lourd que la décision de justice. Dans ces circonstances graves, la sexualité de M. Strauss Khan est devenue une res publica qui permettra peut-être à de nombreuses femmes d'inquiéter, à tort ou à raison, des supérieurs qui se croient impunis en la matière. Dans ce contexte, la presse devrait écrire sur ce qu'elle est en mesure de prouver. 

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