lundi 22 mars 2010

La Raffle : archives affectives et archi affectif


L'avantage d'un blog, en plus d'être "illimité" en nombre de signes, c'est de pouvoir faire partager des textes qui autorisent plus facilement le doute que dans la presse. Je peux dire "je" autant que je veux, j'ai le droit de dire "nous". J'essaie d'angler au maximum, mais je reprends souvent mes articles plusieurs semaines après les avoir publiés pour les enrichir d'éléments qui les "désanglent". C'est le cas pour le texte qui suit.

Plus qu'un petit film sur un grand thème, La Rafle pose parfois problème dans la manière dont il suscite son mérite. J'ai tenté de comprendre pourquoi. 

Devoir de mémoire / devoir de critique

La Rafle de Rose Bosch est sorti il y a deux semaines, et il nourrit deux débats récurrents dans les principales critiques. D'un côté, ceux qui éprouvent de la gêne à cause de l'aspect consensuel du drame qui obéit à la logique suivante : parce qu'on n'a pas le droit d'oublier, on est obligé d'aimer. De l'autre, ceux qui - saluant la tentative de scénarisation d'un épisode quasi ignoré au cinéma de l'histoire contemporaine de France - se font les apôtres de la thèse : la représentation sera toujours moins convaincante que l'indiscutable témoignage. Sauf qu'on nous a tellement habitués à des appels à témoins type "ça se discute" ces dernières années qu'il n'est pas forcément mauvais que les survivants du Vel' d'Hiv' viennent enfin cadrer un débat, un "thema", à l'occasion de la sortie d'un film qui se veut être le support d'archives ou de paroles reconnues tardivement.

Si l'on fait abstraction de l'Histoire, pour se focaliser sur la justesse du film, deux choses m'ont contrarié dans La Rafle. J'avais un peu peur de la prestation de Gad Elmaleh. Et à raison : il surjoue. A l'entendre, on est à la limite de se demander s'il a lui-même doublé ses répliques en post-prod. Comme le dit un critique : il semble plus attaché à sa composition qu'à son rôle, voulant produire l'effet inverse. Rien ou presque chez le personnage du père de Joseph Weismann ne porte l'empreinte de sa Pologne natale. A l'instar du Benigni de La Vie Est Belle, il est un peu la caution légère du film. Or, tragédie + humour juif ashkénaze = mélodrame.
Deuxième chose : l'excès de violons tire-larmes sur l'entrée dans le Vélodrome d'Hiver de l'infirmière Annette Monod (honorée à la fin de sa vie du titre de "Juste parmi les nations" par Israël), jouée par Mélanie Laurent. Cette entrée, c'est l'image d'une pénétration de la conscience française dans un endroit refoulé et étouffant dont on n'aura jamais aucune image. Les survivants du Vel' d'Hiv' ont encore dans les oreilles et les narines, si l'on s'en tient aux descriptions qu'ils ont données, le bruit et l'odeur (pour reprendre une expression détestable dans son contexte de Jacques Chirac). Mais nul besoin d'harmoniser le chaos du souvenir en imprégnant les consciences de mélodies classiques. Le bruit indistinct de la masse comme fond d'écran au visage blême et mutique de Mélanie Laurent aurait suffit.

Une seule héroïne : l'infirmière jouée par Mélanie Laurent

Sur le plan de l'équilibre des forces en présence, un autre problème de taille est posé. L'État est diabolisé, particulièrement à travers la figure de Laval, le parfait salaud de l'histoire, là où Pétain semble un vieux grand père un peu dupe. La police, obéissante et sadique l'est plus encore. A contrario le bon peuple de Paris, est à peu de choses près conforme au mythe de la résistance d'après-guerre comme le fait bien remarquer Cécile Mury à Télérama. Il vit la rafle des Juifs comme une amputation. Tout se passe comme si la police et le peuple étaient deux entités bien distinctes. Comme si, venant illustrer le discours très digne de Jacques Chirac de juillet 1995 - premier éclairage d'ampleur sur la tragédie historique de la responsabilité de l'État qui avait secondé le crime nazi -, le film avait aussi pour but de réconcilier les Français avec cette partie de leur passé. Cette réconciliation est médiée par l'identification à la figure protestante que joue Mélanie Laurent, belle Marianne autour de laquelle la mosaïque des histoires singulières s'articule, glu affective et citoyenne du film. L'actrice, dont on sait seulement qu'elle a eu un grand-père déporté dont elle ne veut parler, est particulièrement touchante, animée par une histoire qui ressuscite des oubliés. Comme pour Jean Reno, c'est cette synchronie entre l'expérience d'un rôle vécu à fleur de peau par empathie et le retour du passé, comme une déflagration venue de très loin, qui donne de l'épaisseur aux scènes les plus réussies.

Mais le parti pris cinématographique de la réalisatrice vise à s'assurer que le public trouve supportable d'aller voir le film en s'associant à cette figure soignante. Elle qui câline les petits jusqu'à la fin, qui désire même partir avec eux vers une destination encore inconnue (détail exact comme presque tous), est l'incarnation d'un reste d'humanité dans le camp de Beaune-la-Rolande. Elle choisit d'aller voir le préfet de Paris pour témoigner de ce qu'elle a vu, et à l'inverse des policiers, elle choisit de répondre à la question "qu'est-ce que savoir ?", si chère à Claude Lanzmann. C'est une protestante dans tous les sens du terme. D'ailleurs, en intertexte, au sens de Barthes, on ne peut pas ne pas avoir à l'esprit les deux rôles joués par Mélanie Laurent et Denis Ménochet dans le dernier Tarantino. L'une joue Shoshanna Dreyfus, jeune juive traquée par Hans Landa (Christoph Waltz, dans une prestation dont on se délecte), le second joue Pierre La Padite, un fermier qui cache Shoshanna et ses sœurs. On garde ainsi un souvenir du très dur adjudant du camp du Loiret teinté d'humanité, et de son infirmière comme d'une vengeresse, prise à travers des feux croisés. C'est la sortie rapprochée des deux films, dans deux registres opposés et complémentaires, en yin / yang, qui autorise ce voisinage des impressions, cette sensation physique que les acteurs sont sortis de leur tableau, comme le tyran de Takikardie dans Le Roi et L'Oiseau.

La Rafle rétablit donc l'empathie en même temps qu'une partie de la réalité historique, là où Inglorious Basterds de Tarantino fait délirer l'Histoire afin que le cinéma prenne sa revanche sur le nazisme. La vengeance est chez l'Américain comme une jouissance qui fait triompher a posteriori Hollywood sur la propagande de Goebbels. On joue propagande contre propagande, à armes inégales. Le spectacle du massacre des nazis est juste "la meilleure sortie de cinéma" que l'on puisse rêver de voir. La transgression historique ultime étant de les rendre effrayants tout en les ridiculisant.

Archéologie affective et historique

La Rafle est le produit d'un travail journaliste et historique - discuté par des survivants des camps français comme Michel Muller - assisté par Serge Klarsfeld. Grâce aux témoignages de survivants, on obtient une sorte d'archéologie à la fois affective et historique. Or, comme l'écrit Boris Cyrulnik dans Autobiographie d'un Epouvantail, "la véritié narrative n'est (...) pas tout à fait la vérité historique. L'historien part à la recherche d'archives qui tiennent ensemble grâce à une théorie qui leur donne cohérence. Alors que le récit que vous faites de votre existence n'est composé que d'événements relationnels où vous revoyez le film de vos rencontres amicales, de vos rituels familiaux ou des conflits avec votre entourage. Le socle de votre biographie est rempli par ce que vous avez extrait de votre contexte : votre monde intime est peuplé par les autres !". C'est ainsi lorsque l'histoire ne témoigne pas "d'elle-même". Il faut peut-être un film, ou une œuvre de fiction, pour que s'harmonisent récits intimes et récits d'alentour (familiaux, sociaux, culturels...).

Lorsque Lanzmann fait témoigner Jan Karski dans son film Le Rapport Karski, fraîchement diffusé sur Arte, c'est du théâtre mais c'est aussi sa vérité historique qu'il donne pour des faits qu'il est pratiquement le seul à pouvoir attester. Sans ce document, le livre Jan Karski de Yannick Haenel, qui romance la réaction de Roosevelt de manière totalement erronée à l'annonce du massacre des Juifs, peut être pris comme un "scoop littéraire", même si le livre est édité dans la catégorie roman.

Si Liberté de Tony Gatlif, sur le sort des Tziganes pendant les années d'occupation, est dit "inspiré de faits réels", La Rafle est précédé de la mention : "tous les événements du film ont vraiment eu lieu lors de l'été 1942". Pourquoi alors enjoliver certains détails ? Il y a en ce sens de nombreux morphings entre les images d'archives et les images du film qui s'ouvre sur des scènes type "Les Choristes à Montmatre" que certains journaux trouveront insupportables. Je ne peux à ce propos me résoudre à comprendre comment, lorsqu'il s'agit d'un film aussi kitsch mais agréable que Crazy Heart, la plupart des critiques se touchent sur le vieux chanteur country alcoolique, les bouges sudistes où il se produit, le pathos de son histoire d'amour, alors qu'il ont en détestation le Montmartre d'avant-guerre, celui post Mac Orlan des gosses en béret et en culotte courte qui s'attendent au coin d'une butte pour aller à l'école et croisent sur leur chemin quelque boulangère vulgaire et parfois raciste. On ne peut pas intenter à La Rafle le même procès qu'à Amélie Poulain dont l'action était contemporaine à la sortie du film.

On a aussi peine à trouver crédible les scènes représentant Hitler en bonne compagnie au niz d'aigle jusqu'à ce qu'on passe de la fiction à l'image d'archive, et que la démonstration convainque un peu. Cette équivalence entre la fiction et l'archive est sans cesse en démonstration dans le film, ce que Didier Perron à Libération appelle : "chantage à l'exactitude" (le genre de formule qui fait de beaux chapos journalistiques, mais il faut bien frapper, être un "tireur d'élite" comme disait Gainsbourg). Et c'est ce qui a mis mal à l'aise les critiques, arguant de la vanité d'une telle tentative de représentation au cinéma. Mais si la littérature le fait, pourquoi pas le cinéma ? Par contre, au moindre écart esthétique, sémantique... Le film perd de fait le double de points et se retrouve avec une note passable. Et tandis que Monumenta, la dernière installation de Christian Boltanski au Grand Palais invente une fiction d'archives dont se détache "une impression de mémoire", La Rafle provoque la rencontre d'histoires personnelles avec l'histoire collective qui est vécue pour la plupart des critiques comme une injonction à la mémoire, du fait de la place prise tout d'un coup par ces "vies minuscules".

Pour en savoir plus sur les camps d'internements du Loiret, se reporter au site internet du CERCIL, centre de recherche basé à Orléans :
http://www.ac-orleans-tours.fr/culture/cercil.htm

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