
Le storyteller au carré magique
La postface à l'édition 2008 de Storytelling de Christian Salmon, que j'ai lu comme un possible prolongement à No Logo de Naomi Klein, a proposé quelques pages d'analyse sur la première séquence narrative de Nicolas Sarkozy, Président de la République. A quelques semaines de l'élection de Barack Obama, le président Français ne se montrait pas encore à la parade de Mickey avec Carla Bruni, mais Salmon avait déjà décelé la "feuilletonisation" de sa séquence d'accès au pouvoir, faisant de lui d'office un successeur en la matière de George W. Bush. N'ayant pas encore ajouté de deuxième postface sur la montée en puissance d'Obama, Salmon avait cependant publié quelques articles sur Obama, le démocrate providentiel, prédisant la victoire d'un candidat imbattable : "Obama est de la planète Internet, l'homme des déplacements, et des appartenances multiples. C'est un héros "liquide", en devenir. Deleuzien" écrivait-il dans un article du Monde du 18 octobre 2008.
Les fonctions du "carré magique" qui le caractérise sont les suivantes : la storyline autour de l'identité du candidat, la gestion du timing de la campagne, le framing, c'est-à-dire l'encadrement d'une idéologie métaphorisée, et enfin le networking. Obama répond donc plus qu'aucun homme politique à cette "autoprésentation de soi qui est à la fois écriture et exhibition" (p.225 Storytelling). Il est le premier dans l'histoire dont la candidature fut relayée à ce point par un réseau dépassant les frontières de son pays : l'onde grossissante Facebook. Ceux qui choisirent d'amplifier son message élargirent la notion d'appartenance à un parti et à son candidat. Obama était dans la campagne un visage possible des États-Unis répondant à une espérance mondialisée.
Jean-Michel Apathie : l'Obama sceptique de la première heure
Dans la campagne américaine on n'a vu, de mémoire, aucun homme politique et extrêmement peu de journalistes français critiquer Obama. Sauf Jean-Michel Apathie, Obama sceptique de la première heure, dont j'admire la plupart du temps l'intransigeance, l'ironie, la clairvoyance, la constance dans les thèmes qu'il défend (absentéisme à l'assemblée, augmentation des déficits publics, montée en puissance de la Chine face à une Europe inexistante...), la pédagogie, la lisibilité et tout le travail de référencement, images et discours à l'appui. Par ailleurs, Apathie ne se contente pas de citer largement la presse mais il analyse ce qui a pu, en creux, nous échapper en la lisant. Il est aussi passé docteur ès traduction de rhétorique politicienne, aidé par une théâtralité et une rigueur qui font boire ses paroles comme du petit lait. Ce qu'il critique chez Obama est avant tout sa lenteur à agir.
Le 10 décembre 2009, Obama reçoit le prix Nobel de la Paix, neuf jours après avoir décidé d'envoyer 30000 soldats supplémentaires en Afghanistan. On peut penser que ce prix est plus une incitation qu'une récompense. On a vu d'anciens terroristes décorés de la même distinction, mais comment Obama Nobel de la Paix pourrait encore faire la guerre ? Apathie n'a jamais vraiment cru au "yes we can". Sur son blog, le commentateur réagit à l'annonce concernant l'Afghanistan dans un post du 2 décembre 2009 : "Pourquoi Obama le sage, Obama le pacifique, accroît-il ainsi l’effort de guerre américain ? Parce qu’il y a une différence de taille entre un candidat et un président. Le premier peut dire son horreur de la guerre. Le second accède à des informations, à des données, qui modifient non seulement son jugement, mais aussi son être. La vieille Europe a adoré le candidat Obama. Elle aime déjà moins le président pour cette unique raison qu’il est devenu ce que nous souhaitions qu’il soit : président des États-Unis". Quelques jours plus tard, "Au Grand Journal de Canal +, Apathie bondit et tient à peu près ce langage : "on lui donne le Prix Nobel, mais il a rrrrrrien fait !!! Alors qu'est-ce qu'on va lui donner quand il va commencer à faire quelque chose !!!!". Helen Thomas, matriarche du journalisme de 90 ans, se veut plus pondérée dans Full Access, documentaire de l'envoyée spéciale aux États-Unis Laurence Haïm qui a elle-même suivi Obama de mars à octobre 2009. Après un demi-siècle d'observation à la Maison Blanche, de Kennedy à Obama, Helen Thomas déclare : "Obama penche du bon côté, mais il doit accepter de se faire des ennemis pour faire de grandes choses."
Les rebondissements du vote du texte sur la couverture santé
Le texte de loi sur la couverture santé, Obama en avait fait son premier grand défi au plan intérieur. Le 22 mars dernier, tous les journaux titrent : "Obama remporte un vote historique". Après 48 heures de recherches sans relâche, les Républicains ripostent. Ils ont trouvé deux vices de procédure mineurs qui imposent tout de même un second scrutin. Après l'euphorie, place au scepticisme. On se rend à nouveau compte, vu d'ici, que l'Amérique n'est pas ce que l'on voudrait qu'elle soit, et que faire bouger 300 millions d'Américains sur de telles réformes est un travail herculéen. Depuis le 22 mars, des parlementaires démocrates reçoivent menaces et attaques, assez semblables à celles qu'on peut voir représentées dans le film Harvey Milk. La journaliste Marie Colmant ajoute à l'Édition Spéciale qu'un "sondage édifiant" est sorti dans la presse américaine le 25 mars rapportant ces chiffres : "67% des républicains pensent qu'Obama est socialiste, 57% pensent qu'il est musulman, 38% pensent qu'il mène la même politique que Hitler, 27% d'entre eux sont persuadés qu'Obama est l'Antéchrist !"
Si Apathie se montre aussi réservé sur la présidence d'Obama comme révolution ou disons progrès fulgurant, c'est pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'obscurantisme d'une frange des Républicains. Apathie pense fermement - et le prouve souvent - que la politique occidentale est tombée dans le dire plutôt que dans le faire, car face au nouvel ordre mondial en train de se définir, la marge d'action est de plus en plus réduite. Ce qu'il critique dans l'aveuglement - produit de l'admiration mondialisée d'Obama - c'est une Europe candide, infantile presque, qui fonde encore au XXIème siècle la plupart de ses espoirs de sortie de crises (militaires, économiques, sociétales...) sur le leadership américain. S'il est des plus lucides sur nos illusions, on pourrait quand même défendre, au regard du vote certes serré du 22 mars, qu'Apathie a parlé, comme le président américain le jour de sa "victoire", un peu vite. Obama n'a pas dit son dernier mot. Il sait désormais que chaque victoire politique lui sera contesté, et que son action devra toujours être la plus irréprochable possible pour pouvoir exister.
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