mercredi 25 mai 2011

"Affaire Strauss Khan" : morale, dignité et caméra de télé

La chute de Dominique Strauss Khan au cours d’une procédure judiciaire américaine qui dégaine plus vite que son ombre, relayée par une planète médiatique sans décalage horaire, a sidéré la France la semaine passée. Rappelant au passage les vertus de patience et de réserve, elle donne un coup d’envoi assez déplorable à la prochaine élection présidentielle dont les enjeux semblent se déployer sur des questions de morale en politique et, au-delà, de dignité.


Dans un edito publié sur le site Slate.fr le 16 mai 2011, Jacques Attali, décrit à la lumière de l’emballement de l’arrestation du patron du FMI pour les faits graves qui lui sont reprochés, ce qu’il nomme « les quatre échelles du temps » : celui de l’enquête aussi long qu’il doit être pour aboutir, celui immuable de la politique, celui des marchés et médias, le plus rapide de tous qui dicte sa loi sur les autres, et celui de la mort et de la maladie que tout homme passe sa vie à contrer en rêvant. Or, un des éléments qui a pu apparaître des plus choquants dans le processus d’inculpation de 5 jours de Dominique Strauss Khan a été l’exploitation des images des audiences du lundi 16 et jeudi 19 mai dernier. A deux reprises, elle ont été diffusées en léger différé (une demi-heure environ) par toutes les chaînes d'info, au mépris de la loi Guigou. Mais comment les ignorer quand c'est la justice d'un pays étranger qui autorise elle-même leur circulation ?
Un léger différé si inintelligible pour des présentateurs qui, ne comprenant pas l’anglais, et ne bénéficiant pas de la traduction, voit son effet de sidération décuplé par rapport à un direct qui aurait été préparé. Dans de telles conditions, le téléspectateur et le professionnel de l’information se retrouvent à égalité, et suspendu au verdict, angoissé. Comble du sensationnalisme, ce différé dans les conditions du direct crée donc paradoxalement une sensation d’hyper présent déréglé, toujours paroxystique.

Stupeur et tremblement
Analysant les images de la première audience pour LeMonde.fr le 18 mai, Christian Salmon, écrivain et membre du CNRS, évoque la « stupeur » de découvrir ainsi « l’homme dont on disait qu’il était le plus puissant de la planète se retrouvant dans une situation d’impuissance totale ». Stupeur ou sidération qui correspondent selon le neuropsychiatre Boris Cyrulnik à un empêchement culturel d’attribuer du sens aux choses. Or, pour qu’il y ait sens, il faut pouvoir comparer l’événement aux circonstances antérieures. Mais le propre de la catastrophe est de ne pas avoir de précédent : comme le coup de boule de Zidane en finale de la Coupe du Monde 2006 ou la démission de Lionel Jospin le 21 avril 2002 suite à sa défaite au premier tour de la présidentielle. La bulle médiatique du candidat annoncé Strauss Khan a purement et simplement explosé.
Salmon voit dans la mise en scène de la « vacuité du personnage » une « chute dans le pouvoir de l’homme public », mais surtout, rejoignant Jacques Attali, un « processus contraire à la scène démocratique » car « à l’enquête on substitue une exécution médiatique en temps réel ». La classe politique, touchée au vif par cette violence symbolique y aurait perçu comme une « extinction du politique » : « tout homme politique en voyant ces images se sent confusément en sursis, potentiellement livré à cette exécution, et cela donne le sens d’une terrible fin d’époque démocratique, avec ses scènes, ses temporalités, ses procédures, ses frontières entre le public et le privé, l’image de soi qu’on projette et celle qui est captée ».

Comme le rappelait un autre chercheur au CNRS sur le plateau de David Pujadas le 19 mai, si cette vitesse de diffusion est universelle, avec ces qualificatifs qui font la doxa (l'acronyme « un DSK défait », expression qui défait surtout la personne de ses attributs publics), les différences culturelles dans l’appréhension de l’événement sont toujours ce qu’il y a de moins partagé. "Les pays latins tiennent pour acquis la séparation entre vie privée et publique, c’est moins évident aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne. La concurrence des médias qui se font pour certains justiciers en allant fouiller dans la moindre chambre à coucher, le mélange des genres, les raccourcis, amalgames de langage, allant vers toujours plus de transparence, affaiblissent notre démocratie".
Si, selon l’adage, le travelling au cinéma est une affaire de morale, il devrait l’être encore plus pour le film d’un procès. Or, il a fallu attendre la seconde audience pour que la caméra varie ses plans, alors que la première était restée à 90 % sur le visage fatigué du prévenu. Dans ce qui apparaît aux Français comme une surexposition d’un Strauss Khan menotté, non rasé, fermé et traqué, on voit une dévitalisation de la substance du sujet, qui est finalement du même ordre, de la même violence que les rares images de la plaignante recouverte d’un drap blanc lorsque la police doit l’escorter d’un point A à un point B. Cette jeune femme sans visage est devenue en l’espace d’une journée un fantôme. La presse française n’a pas hésité à publier son nom, peut-être pour combler ce défaut de visage, ce que la presse britannique a fustigé, notamment par la voix de la correspondante du Guardian en France. 

Égalité de traitement
Rappelant sans relâche le principe de la présomption d’innocence, Clémentine Autain, femme politique, militante féministe, a néanmoins demandé une égale empathie pour Strauss Khan et pour la plaignante, partant du principe suivant : s’il existe un présumé innocent, il doit exister une présumée victime. A ce stade, les enjeux pour la personne de Dominique Strauss Khan et pour la personne de la plaignante sont gravissimes, et toute forme d'euphémisation (voire d'FMIsation) indéfendable. Ceux qui suspectent fortement Strauss Khan penseront alors que même pour une personne de cette dimension, le traitement qui lui est fait est un moindre mal par rapport au viol dont il est suspecté. 
Par contre, lorsque Clémentine Autain s’indigne que des politiciennes de fibre féministe comme Ségolène Royale aient dès dimanche fait ce type de première déclaration : « je pense d’abord à l’homme », elle ramène tout au même plan. Elle qui défend pourtant l'idée qu’un libertin, - à supposer qu’il en soit et cela relève de la sphère privée -, ne fait pas un violeur en puissance, un criminel. Jusqu’ici tout va bien. Lorsqu’un crime est commis dans un quartier dit tranquille, le voisinage répond toujours aux caméras « c’était un homme sans histoire, nous ne pouvons croire qu’il ait fait cela : ce n’est pas l’homme que nous connaissons ». C’est un peu le même type de réaction au PS, qui, alors que les actes dont on l'accuse ne sont toujours pas avérés, demeure bien plus qu’un voisin. Par conséquent, pas grand chose d'étonnant à ce qu'on ait parlé que de "DSK" dans les premiers jours dans la mesure où l'on a vu que lui en ligne de mire : 150 000 unes lui ont été consacrées entre le 15 et le 22 mai dans le monde. Cela ne doit pas empêcher de prendre en considération la plaignante sans déni de réalité.

C'est donc la simultanéité entre l'événement, l'information et la réaction qui pose ici problème. On pousse un certain nombre de responsables politiques à tirer des conclusions de ce qu'on imagine comme le plus vraisemblable en fonction de l'image que l'on a de la personne. Et là où François Baroin, prudent, déclare : "je n'utilise pas le futur, encore moins le présent, et tout juste le conditionnel", Marine Le Pen, surfant sur la vague (voire sur le vague), parle au présent en imaginant le futur, et ignore le conditionnel.
Yvan Levai, journaliste, ex-mari d’Anne Sinclair, déclarait le 25 mai à l’antenne de Pascale Clark sur France Inter : « tous les éléments d’une tragédie moderne où le temps s’est rétréci sont présents, tout va à la nanoseconde. », et tout le monde s’appuie sur « la version immédiate » des faits aux fins de sa propre « catharsis ». D’où le débat qui se déplace sur le machisme et le harcèlement dans les milieux politico-journalistiques en particulier et les élites en général. Un débat qui doit avoir lieu, mais qui part ici du principe que par réputation, Strauss Khan est à tout le moins un harceleur. L'accusation morale pèse presque plus lourd que la décision de justice. Dans ces circonstances graves, la sexualité de M. Strauss Khan est devenue une res publica qui permettra peut-être à de nombreuses femmes d'inquiéter, à tort ou à raison, des supérieurs qui se croient impunis en la matière. Dans ce contexte, la presse devrait écrire sur ce qu'elle est en mesure de prouver. 

mercredi 2 mars 2011

Comment aborder le nouvel album de Radiohead ?

Dégagé de toute contrainte commerciale et artistique depuis plus longtemps qu’on le dit, Radiohead revient avec son 8e album, le secret The King of Limbs. Une œuvre frustrante, noueuse, à la façade austère, que l’esthétique radicale et l’élégance sereine et parfois subliminale des arrangements placent quelque part entre les audaces formelles d’Amnesiac (2001) et la tessiture organique d’In Rainbows (2007). Ou bien simplement 8 chansons pour faire danser ceux qui travaillent du chapeau.




Une histoire d'attentes, de transferts

Pour apprécier la musique de Radiohead, il suffit d’un coup de foudre à certains, d’autres se gardent de se prononcer avant une dizaine d’écoutes. Or, cette idée qu’il faille accorder plus de temps à Radiohead qu’à d’autres artistes, même si elle est fondée, commence à sembler une immunité de principe paralysant le sens critique. Donc, bien que l’album ait tourné une quinzaine de fois sur ma liste de lecture depuis une semaine, j’ai été fixé au bout de 3 ou 4 écoutes. Comme on échoue toujours à parler de ce qu’on aime, j’ai tout de même tourné mes idées 7 fois dans ma tête avant de me lancer.

The King of Limbs souffre d’avoir été trop attendu. Un ami me confiait récemment : « j'ai un peu cessé d'attendre le salut du monde de la part de Radiohead, mais c'est sans doute pour ça que je suis rarement déçu par leur musique ». Autre réaction d'un fan de la première heure : « TKOL est un disque qui répond à mes attentes en termes d’envie de sérénité après pas mal d'années de rebondissements... Le disque de mes 30 ans en somme. Je ne trouve pas qu’il soit moins bon ou meilleur que Kid A, il est différent... Ils n'ont plus le même âge, ni la pression de faire l’album d’après un classique comme OK Computer (1997) ». 

La signification qu’attachent les fans de Radiohead à quelques uns de leurs albums en fonction de la charge affective correspondante à l’époque de leur sortie est étonnante. Radiohead est encore un arbre de vie pour beaucoup de monde en 2011, un peu à la manière des Beatles. On grandit avec eux, un peu grâce à eux aussi. En cela, certains de leurs albums, de leurs chansons (et faces B) tendent à devenir de purs fétiches dont les fans se disputent l’attachement. C’est ainsi que « l’effet drogue » dont parlait Françoise Hardy au moment de la sortie d’OK Computer (1997) s'est dégradé en tendance ‘‘crypto-Da Vinci Code’’ qui finit par transformer le sens de l’énigme du groupe en délire collectif relayé à la vitesse d’un virus sur le net. Un nombre impressionnant des plus renseignés sur les forums semblent incapables de s'avouer que l'album ne leur plaît pas plus que ça. Ils en font donc un objet codé, sujet à tous les fantasmes symbolico-informatiques, censé correspondre à l'univers du groupe.

La tentation est grande de jauger chacun des disques de Radiohead, non par rapport au précédent ou en soi, mais comme si Radiohead était un genre, donc par rapport à leur discographie, précisément avec Kid A comme mètre-étalon. Rappelons que cet album essuya de manière moins appuyée à l’orée du millénaire les mêmes critiques que TKOL : absence de chant articulé et de ‘‘vraies chansons’’, absence d’émotions, prétention au mystère, stratégie marketing d’auto-gestionnaires cyniques...

The King of Limbs est un album dont les ambiances procèdent presque entièrement de rythmes sans interruption (4 secondes de blanc en tout et pour tout entre la 4e et la 5e plage : autrement dit pas de pause, mais beaucoup de vide sculpté à l'intérieur de certains morceaux par les coups de ciseaux rythmiques, un peu comme sur Kid A), dès l’instant où l’auditeur est pris dans les roulis de "Bloom", jusqu’à la drum & bass sauvage, aux volumes fluctuant de "Feral". Cette première face évoque Amnesiac et le travail en solo de Thom Yorke et de son nouveau groupe Atoms for Peace qu'on attend au tournant ; tandis que la seconde moitié plus éthérée, hypnotique, acoustique, dans la continuité de la deuxième partie d’In Rainbows ne suffit pas à en faire un objet aussi engageant, chromatique et surtout neuf que Kid A.

Tout se passe comme si, Radiohead était désormais un groupe trop dispersé à cause des familles et des projets parallèles de chacun pour pouvoir investir suffisamment d’énergie dans une œuvre passionnante de bout en bout. Cela explique peut-être l'absence totale de promo du groupe à ce jour qui semble vouloir minimiser l'impact de la sortie et laisser parler la musique, tout en poursuivant une stratégie de self media, après une campagne presse en 2007 particulièrement didactique sur le modèle économique choisi. L’espacement des courtes sessions débutées au soleil de Los Angeles l’hiver dernier a pourtant permis de faire de TKOL un album - on n'ose plus dire un "disque" - moins laborieux qu'In Rainbows. Un tout très cohérent, compact, qui doit correspondre parfaitement aux goûts actuels de Thom Yorke. La voix du groupe s'étant depuis quelques années contenté de publier des playlists indiquant une direction artistique, un courant electro privilégié, au lieu de disserter sur les errements habituels de son groupe en studio. 


Comme des chapelles orthodoxes

Radiohead enregistre des disques comme on conçoit de l’art, ce qui ne veut pas dire qu’il soit un groupe infaillible. TKOL a des manques et des défauts. Il n’est pas spécialement court compte tenu de la maîtrise du temps et de la spatialité qu’il affiche ; les 3 derniers morceaux semblent arrêter le temps. Il est ambitieux sans être grande gueule, il n’explose jamais vraiment. Or, pour être irréprochable, il aurait fallu claquer au moins un morceau imparable comme "Lotus Flower", disons à la place de "Codex", un titre entre parfaite épure vocale et orchestrale, et insignifiance. De même "Bloom", le premier titre qui sert un peu de transition avec le dernier morceau du précédent album, "Videotape", si riche soit-il, est un peu comme une redite de la version live de "The Gloaming" sur Hail to the Thief (2003), album dont l’inconsistance rétrospective en fait le moins mémorable de Radiohead avec le tout premier, en dépit de sa diversité, alors qu’il avait surtout donné lieu a une tournée fantastique.

Reconnaissons que jusqu’à cette époque, quel que soit leur style, les morceaux étaient beaux et touchants. Rétrospectivement, certains diront à cette aune que Radiohead était déjà fini après Amnesiac. «MorningMrMagpie» pourrait, en ce sens, être l’aveu d’un manque d’inspiration : «you’ve stolen all my magic, you took my melody». TKOL souffre tout simplement de compositions faibles au départ et parfois anciennes ("GiveUpTheGhost", "MrMagpie"), dont le traitement et la vision priment. «There There», «2+2=5», «Videotape» et «House of Cards» auraient aussi bien pu être passées à la moulinette TKOL. Le résultait aurait sans doute été étonnant.

Beaucoup d’approximations circulent sur ces 8 chansons : l’absence de guitares ; elles sont pourtant là, électriques mais sèches, sans artifice, sans la moindre distorsion. Sa dominante electro ; tout ou presque est joué sur une batterie (sans aucun coup de cymbale) dont les parties, arythmiques mais bien trop monotones, sont la plupart du temps montées suivant une esthétique electro devant effectivement beaucoup à Flying Lotus mais aussi au dernier Massive Attack ou à Can de manière plus assumée que d’habitude : la «machine à écrire» contrariante de "MorningMrMagpie" posée sur des guitares et basses évoquant du Fela à la sauce Radiohead. Avouons-le, la communauté des audiogeeks ayant légalement téléchargé l'album en format wav sera contentée de ce côté-là.

Niveau écriture, là où sur Kid A et Amnesiac on avait affaire à des chansons réalisées à la manière du jazz ou de l’electro, elles sont sur des titres comme "LittleByLittle" imprégnées de ces diverses influences qui font leur tissu même. TKOL rappelle ainsi ces chapelles orthodoxes sans intérêt vu de l'extérieur, mais dont l'incroyable richesse des décors intérieurs laisse sans voix. Cette impression d’arbre qui cache la forêt vient sans doute du travail sur le détail sonore : "Separator" et ses voix subliminales dont les reverb dub tournent à l’infini sans qu’on y prenne garde, ou les cliquetis quasi imperceptibles du riff répétitif de batterie qui créent un arrière-plan influençant l’écoute et son souvenir, comme les traces d’un songe dont on sent que les détails s’estompent au réveil sans que l’on sache exactement les identifier. Ou bien comme un film dont les mouvements des figurants ne sont jamais anodins. De même "Lotus Flower" repose peut-être davantage sur l'effacement total de la guitare et la beauté cachée de ces enluminures electro-acoustiques que sur sa drum & bass à la Fourtet.

Niveau textes, même s'ils semblent comme la musique moins signifiants cette fois-ci, Yorke met de mon point de vue en scène des couples dans lesquels celui qui chante se fait toujours déposséder par un autre qui veut tout de lui (un fan ?). Il semble cette fois encourager le sentiment d'abandon soit à la nature, soit à l'autre : «I think I should give up the ghost in your arms» chante-t-il complètement relâché, atteignant facilement la beauté des meilleures chansons du maître Neil Young. Dans "Codex", un morceau qui revisite avec distance d’anciennes ballades au piano, le sujet fait le grand saut dans une eau « claire et innocente », environné de libellules, là où il croisait des anges aux yeux noirs dans le Styx de "Pyramid Song". Ici, les cordes et les cuivres ne sont plus que des ponctuations mixées à bas volume, relevant le tintement d'un piano qui semble joué sous l'eau de la fontaine de Trevi (le même effet d'altération du son que celui employé sur les cordes de "Quarter Tone Bloom" sur la B.O. composée par Jonny Greenwood pour le film Norwegian Wood). Sur "Bloom", il nage au milieu des tortues géantes et des méduses, peu soucieux de sa trajectoire. Sur "Separator", il finit par se réveiller après un rêve exotique peuplé d'oiseaux géants, libéré d’un poids.

Peut-être pas à prendre au pied de la lettre, mais cette note finale est révélatrice d’un nouvel état esprit. Radiohead a commencé à dévier de sa propre orbite depuis un petit moment, sans se perdre, et ne court plus après le classique de plus, manqué de peu avec In Rainbows. Ce groupe ne tient plus spécialement compte ni du passé, ni de l'avenir.

dimanche 19 décembre 2010

Conte de Feist

5 mars 2004. Ma journée commence par un lever de soleil provençal rouge et marron vu à travers la vitre d'un TGV allant à Paris. J'ai rendez-vous avec Leslie Feist (et non avec Amélie Poulain) en fin de matinée à La Rimaudière, une brasserie du quartier Notre Dame de Lorette. Feist arrive seule, en voisine. Plus d'un aujourd'hui enragerait de savoir qu'elle était à l'époque dans les Pages Jaunes. Au téléphone, Polydor m'avait donné une demi-heure pour l'entretien. Finalement, on ne minute pas. Au bout d'une heure, Feist doit partir. Elle doit acheter la pièce manquante d'un projecteur qui servira pour son premier vrai concert solo en public au Bataclan le lendemain soir. 

Née de parents artistes, un père peintre expressionniste abstrait et une mère ayant étudié la céramique, Feist a gardé de son père l'envie de vivre, de grandir et de créer dans un réseau d'artistes excentriques et le besoin de "rendre visible ce qui est audible" : soit de créer un pendant visuel à sa musique. De sa mère, elle a gardé une passion pour la chanson populaire américaine d'avant le rock, s'entraînant pendant des années à chanter aussi bien que ces voix en noir et blanc. Plus tard elle a suivi Gonzales à Paris après une aventure berlinoise. C'est là qu'elle a compris qu'elle pourrait faire quelque chose de ses influences anciennes, parfois désuètes. 


Feist n'est pas spécialement une avant-gardiste au sens où Björk peut l'être, mais elle a une pouvoir de sublimation assez rare. Je me suis souvent demandé pourquoi le mot "saison" revenait souvent dans ses chansons, et Dianne Montgomery, l'une de ses shadows shows performers (concept à soumettre à François Bayrou), a verbalisé ce dont je n'avais que la sensation dans le DVD qui vient de sortir "Look at what the light did now" : "Leslie a un don pour prendre des grands concepts comme l'océan, les montagnes, les saisons et les rendre accessibles aux gens. Et elle sait faire l'inverse aussi : prendre l'idée des excuses, de s'asseoir sur un banc dans un parc, de se réveiller avec des nœuds dans les cheveux, et en faire des choses qui rendent la vie grandiose". Je n'ai jamais eu l'occasion de publier cette interview, seulement quelques citations dans un article. La voici en entier. L'album Let it Die allait sortir quelques jours plus tard.



Let it Die correspond-t-il a une période musicale en particulier  ?
Leslie Feist : J'espère que l'album est un peu hors du temps. Les musiques anciennes m'inspirent. Je ne sais pas si c'est parce qu'enfant ma mère passait Ricky Nelson, Peggy Lee, Patsy Cline : des trucs un peu old fashion. Ça a été implanté dans mes goûts avant que j'aie la moindre idée du cool. Et plus tard j'ai découvert une anthologie du folk américain dont on entend assez peu la marque sur l'album, mais l'intention est là.

Contrairement à ton tout premier disque, Monarch (1999), ce disque tu ne l'as pas fait toute seule. 
Non, c'est une vraie collaboration avec Gonzo (Chilly Gonzales), y compris dans le choix des morceaux. Il était inspiré par la façon de travailler du courant Brill Building, par des arrangements à la Burt Bacharach : quelque chose qui vient en soutien de la voix, qui n'est pas là comme une démonstration.

Feist s'interrompt, l'endroit est très bruyant :
-"Désolée, je suis complètement crevée. It's crazy loud here."
-"Ce serait moins bruyant dehors..."
Nous sommes interrompus par la serveuse du café qui demande plus ou moins à Feist si elle a une gueule d'atmosphère et si elle reprendra un petit thé. Bien entendu "la petite chanteuse" comme l'appelle la grosse dame ne comprend rien, mais Feist l'a trouve trop sympa quand même. Parfois il faut être avec des étrangers pour se sentir vraiment à Paris. 
-"T'as pris un train ?" Reprend-t-elle.

-"Oui. Il y a deux jours j'ai écouté ta Black Session sur France Inter en direct dans le sud de la France et aujourd'hui j'ai pris un train à l'aube."
-"Et tu n'as pas pensé que ça sonnait terriblement mal ? Tu peux le dire, honnêtement."

-"Non, pourquoi ?"
-"J'ai fait une reprise des Kinks, un de mes groupes de rock 60's préféré. Ils étaient aussi bons et prolifiques que les Beatles mais personne ne les connaissait. J'ai aussi mes compositions originales, dont certaines sont pour le prochain album. C'était mon tout premier concert, et je pense que le faire à la radio nationale était une erreur. On devrait avoir le temps de roder son concert dans un club pendant plusieurs mois avant l'étape du grand show radio. Et puis un concert, c'est aussi fait pour être vu. Là, c'était un beau théâtre qui sonnait super bien, mais c'est une illusion. Je ne crois pas que ça sonnait si bien à travers un poste de radio crachotant. On fait des albums pour prendre le temps d'avoir le son parfait, parce qu'il n'y a rien à regarder... A la radio, ça devrait être pareil.


Revenons à ce que peut évoquer cet album : l'enfance ?
Disons qu'on a essayé pas mal d'instruments. Gonzo est affilié electro, et il a un petit problème avec le rock, donc on voulait éviter les instruments connotés rock comme la guitare électrique, utiliser une autre palette pour penser différemment. Du coup j'ai presque tout fait à la guitare acoustique. Pour le côté enfantin, c'est peut-être parce qu'on n'a pas utilisé de sons contemporains, ce qui pourrait renvoyer les gens à leur enfance.

En écoutant "Tout Doucement", j'imagine des souris qui dansent par exemple. 
C'est marrant parce qu'on l'appelait "la danse des crickets" ! Tu sais, Jiminy Cricket qui débarque : pompompom.

Je l'ai passée à des amis, il y avait un bébé dans la pièce et ça l'a fait danser. 
Nooooooo ! Comme Gonzo et moi avons tout joué nous-mêmes, on a imaginé des personnages car on n'avait pas de musiciens. Un ours à la basse parce que c'est lent et lourd, un petit garçon roux de 8 ans aux cymbales. J'aime que ce soit toujours très visuel et imaginatif.

Mais en même temps, tu as appelé l'album Let it Die...
Let it Die est un indice. Je voulais flécher la direction vers le cœur de l'album qui est le refrain de cette chanson. L'idée centrale du disque c'est : "the saddest part of a broken heart isn't the ending so much as the start". A la fin d'une relation amoureuse, tu te sens désespérément triste. Mais si tu y réfléchis bien, le plus dur à vivre c'est qu'au début tu pensais vraiment que ça allait être parfait. De se rappeler que c'est le moment où tu avais le plus de joie, d'espoirs et d'exaltation qui crée la douleur finale, c'est vraiment dur à penser quand on souffre, mais ça permet de remettre les choses en perspective. Donc l'excitation des débuts n'est jamais aussi sûre qu'elle paraît, parce que tout peut se retourner.

C'est un cycle. 
C'est un cycle et c'est pourquoi la pochette de l'album est en forme de cercle, et que tout est compris à l'intérieur. Tu laisses une chose mourir, et c'est seulement comme ça qu'une nouvelle chose peut commencer. Toute ta vie est comme ça. En tout cas, il n'y a pas moyen d'appeler un disque "the saddest part of a broken heart etc etc..."

Initialement tu viens du punk. Michael Stipe de R.E.M. dit que le punk est moins un son mais qu'une attitude. On peut faire de la pop et être punk. Toi, es-tu encore punk ?

J'ai une histoire là-dessus. Mon père est peintre et il a vécu la vie d'un artiste fauché à New York. Le critique d'art américain Clement Greenberg avait quelques tableaux de mon père dans sa collection privée. C'était l'époque de la mouvance Jackson Pollock à New York. Mon père appartenait à ce réseau d'artistes. Mais quand j'étais gamine, je voyais qu'il avait un look hyper conservateur. Moi j'étais cette petite punkette avec mes grosses bottes et mes vêtements déchirés, et lui portait une veste de costume et ces espèces de mocassins : un vrai look d'avocat. J'ai dit à ma mère : "papa est censé être un artiste excentrique, être comme nous". Et elle m'a répondue : "c'est un rebelle. C'est un geste anti-conformiste pour un artiste de s'habiller comme un avocat". On se définit souvent contre les gens avec qui on est à l'école, et lui se définissait à l'inverse de ce que l'on attend d'un artiste qui crève la dalle. Donc Michael Stipe a peut-être raison. Punk, je l'étais d'une certaine manière, mais ça a une connotation politique. Je ne m'identifie pas vraiment à ce mot parce que j'étais juste une ado qui s'éclatait sur du heavy rock, pas du tout politisée.

C'est vrai que tu ne peux plus chanter de punk à cause d'un problème de cordes vocales qui t'a contrainte au silence pendant des mois ?
Il y a plein de trucs que je ne peux plus faire à mon âge (rires ; elle a tout juste 28 ans à l'époque...).

Tu aimes l'idée d'appartenir à des collectifs. Mais là tu relances ta carrières solo. Vas-tu tirer un trait sur tes autres projets pour te consacrer à tes albums ? Comment envisages-tu l'avenir ?
J'ai toujours eu 2 ou 3 projets en même temps. Au moment de mon premier album je venais de me mettre à la guitare, d'ailleurs ça sonnait country parce que c'était les premiers accords que j'avais appris. A la même période, je commençais à jouer dans Broken Social Scene, seulement comme guitariste. On faisait du fun rock au départ et ça m'a permis d'améliorer mon jeu. Ensuite, il y a eu la collaboration avec Peaches qui était ma coloc'. Donc ça marche toujours en triangle. C'est une question de division du temps. Jouer avec Broken me manque, et je ne peux maintenant le faire que lorsqu'ils passent ici. Je commence à travailler sur le nouveau projet de Gonzales entre temps. Et je viens de me mettre à la batterie pour pouvoir rejoindre un groupe si l'occasion se présente. Qui sait ? Encore une fois, je pense que les gens font plus de choses que ce a quoi on les réduit. Un avocat peut très bien aller faire du parachute le week-end.

Il semble se passer quelque chose avec le single Mushaboom sur lequel j'ai eu moi-même un coup de foudre en le découvrant à la radio. Je ne saurai dire pourquoi mais je trouve que c'est une chanson faite pour la radio. Avez-vous eu le même genre de déclic en studio avec cette chanson ?
On ne savait pas laquelle serait le single avant la fin. On n'essayait pas d'en avoir un en particulier. Mushaboom est une première étape. Je ne sais pas si le risque qu'elle masque le reste de l'album existe parce que les chansons sont toutes si différentes et si fortes, comme si elles pouvaient se battre (rires). J'étais un peu anxieuse d'avoir autant de styles différents sur le disque. Les gens pourraient penser que je ne fais pas bien les choses, que c'est un assemblage impur. Mais j'ai réalisé en tournant avec Gonzo que ça marchait. On passait d'un ballet à un thème avec un gros beat et d'une danse synchronisée à des duos, des slows. Il n'y avait pas de logique. Mais on voyait sur le visage des gens que ça n'avait pas d'importance. Ils étaient embarqués dans le voyage. Comme ça ne les a pas choqués, ça a été plus facile de reproduire ça sur le disque.

Quelle genre de pression te met ta maison de disques française, Polydor ?
Tu sais, peut-être que la raison pour laquelle ils me laissent tant de liberté c'est qu'ils ont compris qu'il n'y a pas de méthode pour obtenir quoi que ce soit avec moi. En fait l'album était terminé avant qu'on choisisse un label. Il n'y a eu aucune interférence qui aurait pu en dévier la trajectoire. C'est rare, on a eu de la chance. Personne n'était assis sur le canap' en disant : change ceci, change cela.

Pour les paroles, tu as cité l'exemple des fables d'Esope et La Fontaine, pourquoi ?
Je pense qu'ils font partie des premiers storytellers. Je ne crois pas qu'Esope ait inventé lui-même les histoires présentes dans les fables. Il aurait rassemblé des histoires, exactement comme dans la folk music. Ces histoires existaient dans le passé depuis des générations et je pense que La Fontaine est celui qui les a écrites en français. Esope a commencé à utiliser les animaux. Ils sont toujours très archétypaux : poor man / rich man, whatever. Ils sont anonymes, on n'apprend jamais leur secret. Tout le monde est très plat, et je pense que lorsqu'un texte ne parle de personne en particulier, il parle de tout le monde. La distance permet à l'auditeur, au lecteur d'y mettre de soi. Ce n'était pas une idée précise que tout le monde s'identifie à mes paroles, mais je voulais me lancer le défi d'écrire plus qu'un journal intime. Si j'enlève les détails inconséquents comme pourquoi je me sens comme une merde, et qui m'a fait me sentir comme une merde, then maybe I can find that seed that is the shit (elle est morte de rire...). 

Pourquoi avoir décidé de venir vivre en France ?
Pendant des années j'ai essayé de travailler au Canada en tant que cuisinière et serveuse à la fois, parallèlement à la musique. C'est possible de tenir, mais c'est insuffisant pour vivre. Niveau goûts, les gens ne sont pas très ouverts d'esprit. En arrivant en Europe, on sent tout de suite quelque chose de différent. Je n'ai même pas la radio alors je ne peux pas vraiment dire, mais à chaque fois que je suis dans une voiture et que j'écoute Nova, la variété de ce qu'ils programment est tellement bizarre quand on pense que c'est une station de radio populaire. Ça n'existe pas en Amérique du Nord car tout est segmenté. D'un côté, il y a la principale radio rock qui contrôle tout, de l'autre la radio étudiante qui passe ce qu'elle veut, mais dans un sens elle marche comme une sorte de mafia. Ici, il y a plus de place pour la différence, pour les excentriques. Du coup j'ai décidé de sortir Let it Die au Canada sur le label indépendant de Broken Social Scene : Arts & Crafts. On essaiera en Amérique de la même manière. Mais si je devais choisir, je prendrais quand même l'option radio étudiante plutôt qu'une major américaine où personne ne comprend la subtilité. Leur format est trop strict.

Mais pour sortir un tel album, fallait-il vraiment travailler à Paris ?
En fait j'étais en tournée avec Gonzales l'an passé, et dès qu'on avait une semaine de libre on venait à Paris pour faire une session d'enregistrement au studio Ferber. C'était notre secret à Gonzo, Renaud Letang (ingé son) Thomas Moulin (assistant ingé son) et moi. Aucun de mes amis et des gens avec qui j'avais fait de la musique au Canada n'ont entendu quoi que soit avant que ce soit terminé, car dans un sens je savais que c'était une approche européenne, que je mettais de côté toutes mes expériences passées, mon journal intime, jusqu'à l'idée de mon écriture pour essayer de faire quelque chose de complètement neuf. Pour y arriver, il fallait être loin du regard des autres.

Et finalement, tu restes à Paris.
Yeah... (elle n'a pas l'air de vouloir donner beaucoup de détails personnels là-dessus).

Sans t'avoir vue en photo, des amis ont cru que tu étais noire. N'est-ce pas une belle illusion acoustique ?
Ils ont demandé si j'étais noire ! Really ! Noooo Waaaaayyyy ! C'est un compliment, ça fait vraiment du bien à attendre... Well, j'ai beaucoup écouté Bill Withers et Marvin Gaye mais je suis résolument blanche... C'est fou ; je suis touchée et heureuse d'entendre ça parce que j'ai passé ma vie à écouter du Gospel et de la soul avec jalousie ; ces chanteurs n'avaient qu'à ouvrir la bouche pour que sortent des sons magnifiques. On dirait un don de la nature.

lundi 8 novembre 2010

"Wartime Lies" (les enfants savent mentir)

Plus qu'une terrible fable sur la perte d'innocence et le mensonge, cette éducation polonaise écrite par le méconnu Louis Begley et que devait porter à l'écran Stanley Kubrik est une Iliade et une Odyssée européenne. Wartime Lies est un court roman qui pose une question lancinante : quelles forces gouvernent le sort et la survie ? 
  
Pour Maciek, l'enfant présent dans l'histoire, la guerre est d'abord un bruit de bottes lointain, dont l'abstraction permet pour un temps une éducation maternelle et sensorielle.
Quand les bruits sont là, la guerre est partout et tout le temps signifiante, à l'intérieur comme à l'extérieur de soi.
Un demi-siècle plus tard, la même personne, à la fois étrangère à elle-même et obsédée par son histoire, se demande qui jouait le rôle des dieux des récits mythiques agissant les forces d'un monde en train d'être englouti.
Je pense pour moi que c'est le narrateur le dieu de ces mensonges sacrés qui lui ont sauvé la vie, en lui en ôtant le sens.
Fasciné par Kafka à qui il a consacré un essai (The Tremendous World I Have Inside my Head, 2008), l'auteur est parvenu à recomposer à partir de ses souvenirs le tribunal intime d'un enfant qui a fait l'apprentissage de la survie par la honte. Un sentiment amené à muter selon les âges.

Abandon et reprise

L'histoire de Maciek et aussi celle de sa tante Tania qui le protège pendant leurs années de fuite à l'intérieur du chaos qu'est à l'époque la Pologne des années 40. Ainsi, le livre pose la question : comment fuir en restant au milieu des autres ? Et comment se camoufler alors que l'on attend des enfants qu'ils ne sachent pas mentir ? Uma Thurman s'était vu proposer le rôle par Stanley Kubrick, lequel aurait abandonné le projet Aryan Papers au bout de 2 ans en 1993, découragé - à ce qu'on a dit - par la sortie de La Liste de Schindler de Spielberg. Cela a de quoi surprendre : Kubrick aurait eu peur de la concurrence, plutôt que de la difficulté de représenter une histoire de la Seconde Guerre Mondiale. Or, en abandonnant Wartime Lies, le réalisateur n'a fait qu'en retarder la postérité. Jamais je n'aurais eu l'idée d'acheter ce livre si Kubrick n'avait pas décidé de ne pas faire son film. C'est comme s'il avait voulu défendre l'œuvre initiale, même à retardement, en ne l'adaptant pas.

La réalité est surement plus triviale. Ça ne s'est pas fait, c'est tout. Mais William Monahan, surtout réputé pour avoir écrit le scénario de Les Infiltrés de Scorcese, aurait adapté le texte initial. Le film est attendu pour 2011. Il sera automatiquement soumis au baromètre du Pianiste de Polanski, qui fait encore autorité. Il faudra donc beaucoup d'audace pour que Kubrick ne se retourne pas dans sa tombe.

dimanche 28 mars 2010

Obama sceptiques VS Obamaniaques


Le storyteller au carré magique

La postface à l'édition 2008 de Storytelling de Christian Salmon, que j'ai lu comme un possible prolongement à No Logo de Naomi Klein, a proposé quelques pages d'analyse sur la première séquence narrative de Nicolas Sarkozy, Président de la République. A quelques semaines de l'élection de Barack Obama, le président Français ne se montrait pas encore à la parade de Mickey avec Carla Bruni, mais Salmon avait déjà décelé la "feuilletonisation" de sa séquence d'accès au pouvoir, faisant de lui d'office un successeur en la matière de George W. Bush. N'ayant pas encore ajouté de deuxième postface sur la montée en puissance d'Obama, Salmon avait cependant publié quelques articles sur Obama, le démocrate providentiel, prédisant la victoire d'un candidat imbattable : "Obama est de la planète Internet, l'homme des déplacements, et des appartenances multiples. C'est un héros "liquide", en devenir. Deleuzien" écrivait-il dans un article du Monde du 18 octobre 2008.

Les fonctions du "carré magique" qui le caractérise sont les suivantes : la storyline autour de l'identité du candidat, la gestion du timing de la campagne, le framing, c'est-à-dire l'encadrement d'une idéologie métaphorisée, et enfin le networking. Obama répond donc plus qu'aucun homme politique à cette "autoprésentation de soi qui est à la fois écriture et exhibition" (p.225 Storytelling). Il est le premier dans l'histoire dont la candidature fut relayée à ce point par un réseau dépassant les frontières de son pays : l'onde grossissante Facebook. Ceux qui choisirent d'amplifier son message élargirent la notion d'appartenance à un parti et à son candidat. Obama était dans la campagne un visage possible des États-Unis répondant à une espérance mondialisée.

Jean-Michel Apathie : l'Obama sceptique de la première heure

Dans la campagne américaine on n'a vu, de mémoire, aucun homme politique et extrêmement peu de journalistes français critiquer Obama. Sauf Jean-Michel Apathie, Obama sceptique de la première heure, dont j'admire la plupart du temps l'intransigeance, l'ironie, la clairvoyance, la constance dans les thèmes qu'il défend (absentéisme à l'assemblée, augmentation des déficits publics, montée en puissance de la Chine face à une Europe inexistante...), la pédagogie, la lisibilité et tout le travail de référencement, images et discours à l'appui. Par ailleurs, Apathie ne se contente pas de citer largement la presse mais il analyse ce qui a pu, en creux, nous échapper en la lisant. Il est aussi passé docteur ès traduction de rhétorique politicienne, aidé par une théâtralité et une rigueur qui font boire ses paroles comme du petit lait. Ce qu'il critique chez Obama est avant tout sa lenteur à agir.

Le 10 décembre 2009, Obama reçoit le prix Nobel de la Paix, neuf jours après avoir décidé d'envoyer 30000 soldats supplémentaires en Afghanistan. On peut penser que ce prix est plus une incitation qu'une récompense. On a vu d'anciens terroristes décorés de la même distinction, mais comment Obama Nobel de la Paix pourrait encore faire la guerre ? Apathie n'a jamais vraiment cru au "yes we can". Sur son blog, le commentateur réagit à l'annonce concernant l'Afghanistan dans un post du 2 décembre 2009 : "Pourquoi Obama le sage, Obama le pacifique, accroît-il ainsi l’effort de guerre américain ? Parce qu’il y a une différence de taille entre un candidat et un président. Le premier peut dire son horreur de la guerre. Le second accède à des informations, à des données, qui modifient non seulement son jugement, mais aussi son être. La vieille Europe a adoré le candidat Obama. Elle aime déjà moins le président pour cette unique raison qu’il est devenu ce que nous souhaitions qu’il soit : président des États-Unis". Quelques jours plus tard, "Au Grand Journal de Canal +, Apathie bondit et tient à peu près ce langage : "on lui donne le Prix Nobel, mais il a rrrrrrien fait !!! Alors qu'est-ce qu'on va lui donner quand il va commencer à faire quelque chose !!!!". Helen Thomas, matriarche du journalisme de 90 ans, se veut plus pondérée dans Full Access, documentaire de l'envoyée spéciale aux États-Unis Laurence Haïm qui a elle-même suivi Obama de mars à octobre 2009. Après un demi-siècle d'observation à la Maison Blanche, de Kennedy à Obama, Helen Thomas déclare : "Obama penche du bon côté, mais il doit accepter de se faire des ennemis pour faire de grandes choses."

Les rebondissements du vote du texte sur la couverture santé

Le texte de loi sur la couverture santé, Obama en avait fait son premier grand défi au plan intérieur. Le 22 mars dernier, tous les journaux titrent : "Obama remporte un vote historique". Après 48 heures de recherches sans relâche, les Républicains ripostent. Ils ont trouvé deux vices de procédure mineurs qui imposent tout de même un second scrutin. Après l'euphorie, place au scepticisme. On se rend à nouveau compte, vu d'ici, que l'Amérique n'est pas ce que l'on voudrait qu'elle soit, et que faire bouger 300 millions d'Américains sur de telles réformes est un travail herculéen. Depuis le 22 mars, des parlementaires démocrates reçoivent menaces et attaques, assez semblables à celles qu'on peut voir représentées dans le film Harvey Milk. La journaliste Marie Colmant ajoute à l'Édition Spéciale qu'un "sondage édifiant" est sorti dans la presse américaine le 25 mars rapportant ces chiffres : "67% des républicains pensent qu'Obama est socialiste, 57% pensent qu'il est musulman, 38% pensent qu'il mène la même politique que Hitler, 27% d'entre eux sont persuadés qu'Obama est l'Antéchrist !"

Si Apathie se montre aussi réservé sur la présidence d'Obama comme révolution ou disons progrès fulgurant, c'est pour des raisons qui n'ont rien à voir avec l'obscurantisme d'une frange des Républicains. Apathie pense fermement - et le prouve souvent - que la politique occidentale est tombée dans le dire plutôt que dans le faire, car face au nouvel ordre mondial en train de se définir, la marge d'action est de plus en plus réduite. Ce qu'il critique dans l'aveuglement - produit de l'admiration mondialisée d'Obama - c'est une Europe candide, infantile presque, qui fonde encore au XXIème siècle la plupart de ses espoirs de sortie de crises (militaires, économiques, sociétales...) sur le leadership américain. S'il est des plus lucides sur nos illusions, on pourrait quand même défendre, au regard du vote certes serré du 22 mars, qu'Apathie a parlé, comme le président américain le jour de sa "victoire", un peu vite. Obama n'a pas dit son dernier mot. Il sait désormais que chaque victoire politique lui sera contesté, et que son action devra toujours être la plus irréprochable possible pour pouvoir exister.

jeudi 25 mars 2010

Joanna Newsom, géniale et plus douce à l'oreille...

La géniale Joanna Newsom a beaucoup travaillé à maîtriser sa voix et à peaufiner son songwriting depuis son premier album sorti en 2004. Voici un lien trouvé par Thomas Burgel des Inrocks vers un long concert enregistré récemment :


Et ma chronique pour lesInrocks.com, publiée au moment de la sortie de son deuxième album Ys :

http://www.lesinrocks.com/musique/musique-article/article/les-fables-enchantees-de-joanna-newsom-en-ecoute/




lundi 22 mars 2010

La Raffle : archives affectives et archi affectif


L'avantage d'un blog, en plus d'être "illimité" en nombre de signes, c'est de pouvoir faire partager des textes qui autorisent plus facilement le doute que dans la presse. Je peux dire "je" autant que je veux, j'ai le droit de dire "nous". J'essaie d'angler au maximum, mais je reprends souvent mes articles plusieurs semaines après les avoir publiés pour les enrichir d'éléments qui les "désanglent". C'est le cas pour le texte qui suit.

Plus qu'un petit film sur un grand thème, La Rafle pose parfois problème dans la manière dont il suscite son mérite. J'ai tenté de comprendre pourquoi. 

Devoir de mémoire / devoir de critique

La Rafle de Rose Bosch est sorti il y a deux semaines, et il nourrit deux débats récurrents dans les principales critiques. D'un côté, ceux qui éprouvent de la gêne à cause de l'aspect consensuel du drame qui obéit à la logique suivante : parce qu'on n'a pas le droit d'oublier, on est obligé d'aimer. De l'autre, ceux qui - saluant la tentative de scénarisation d'un épisode quasi ignoré au cinéma de l'histoire contemporaine de France - se font les apôtres de la thèse : la représentation sera toujours moins convaincante que l'indiscutable témoignage. Sauf qu'on nous a tellement habitués à des appels à témoins type "ça se discute" ces dernières années qu'il n'est pas forcément mauvais que les survivants du Vel' d'Hiv' viennent enfin cadrer un débat, un "thema", à l'occasion de la sortie d'un film qui se veut être le support d'archives ou de paroles reconnues tardivement.

Si l'on fait abstraction de l'Histoire, pour se focaliser sur la justesse du film, deux choses m'ont contrarié dans La Rafle. J'avais un peu peur de la prestation de Gad Elmaleh. Et à raison : il surjoue. A l'entendre, on est à la limite de se demander s'il a lui-même doublé ses répliques en post-prod. Comme le dit un critique : il semble plus attaché à sa composition qu'à son rôle, voulant produire l'effet inverse. Rien ou presque chez le personnage du père de Joseph Weismann ne porte l'empreinte de sa Pologne natale. A l'instar du Benigni de La Vie Est Belle, il est un peu la caution légère du film. Or, tragédie + humour juif ashkénaze = mélodrame.
Deuxième chose : l'excès de violons tire-larmes sur l'entrée dans le Vélodrome d'Hiver de l'infirmière Annette Monod (honorée à la fin de sa vie du titre de "Juste parmi les nations" par Israël), jouée par Mélanie Laurent. Cette entrée, c'est l'image d'une pénétration de la conscience française dans un endroit refoulé et étouffant dont on n'aura jamais aucune image. Les survivants du Vel' d'Hiv' ont encore dans les oreilles et les narines, si l'on s'en tient aux descriptions qu'ils ont données, le bruit et l'odeur (pour reprendre une expression détestable dans son contexte de Jacques Chirac). Mais nul besoin d'harmoniser le chaos du souvenir en imprégnant les consciences de mélodies classiques. Le bruit indistinct de la masse comme fond d'écran au visage blême et mutique de Mélanie Laurent aurait suffit.

Une seule héroïne : l'infirmière jouée par Mélanie Laurent

Sur le plan de l'équilibre des forces en présence, un autre problème de taille est posé. L'État est diabolisé, particulièrement à travers la figure de Laval, le parfait salaud de l'histoire, là où Pétain semble un vieux grand père un peu dupe. La police, obéissante et sadique l'est plus encore. A contrario le bon peuple de Paris, est à peu de choses près conforme au mythe de la résistance d'après-guerre comme le fait bien remarquer Cécile Mury à Télérama. Il vit la rafle des Juifs comme une amputation. Tout se passe comme si la police et le peuple étaient deux entités bien distinctes. Comme si, venant illustrer le discours très digne de Jacques Chirac de juillet 1995 - premier éclairage d'ampleur sur la tragédie historique de la responsabilité de l'État qui avait secondé le crime nazi -, le film avait aussi pour but de réconcilier les Français avec cette partie de leur passé. Cette réconciliation est médiée par l'identification à la figure protestante que joue Mélanie Laurent, belle Marianne autour de laquelle la mosaïque des histoires singulières s'articule, glu affective et citoyenne du film. L'actrice, dont on sait seulement qu'elle a eu un grand-père déporté dont elle ne veut parler, est particulièrement touchante, animée par une histoire qui ressuscite des oubliés. Comme pour Jean Reno, c'est cette synchronie entre l'expérience d'un rôle vécu à fleur de peau par empathie et le retour du passé, comme une déflagration venue de très loin, qui donne de l'épaisseur aux scènes les plus réussies.

Mais le parti pris cinématographique de la réalisatrice vise à s'assurer que le public trouve supportable d'aller voir le film en s'associant à cette figure soignante. Elle qui câline les petits jusqu'à la fin, qui désire même partir avec eux vers une destination encore inconnue (détail exact comme presque tous), est l'incarnation d'un reste d'humanité dans le camp de Beaune-la-Rolande. Elle choisit d'aller voir le préfet de Paris pour témoigner de ce qu'elle a vu, et à l'inverse des policiers, elle choisit de répondre à la question "qu'est-ce que savoir ?", si chère à Claude Lanzmann. C'est une protestante dans tous les sens du terme. D'ailleurs, en intertexte, au sens de Barthes, on ne peut pas ne pas avoir à l'esprit les deux rôles joués par Mélanie Laurent et Denis Ménochet dans le dernier Tarantino. L'une joue Shoshanna Dreyfus, jeune juive traquée par Hans Landa (Christoph Waltz, dans une prestation dont on se délecte), le second joue Pierre La Padite, un fermier qui cache Shoshanna et ses sœurs. On garde ainsi un souvenir du très dur adjudant du camp du Loiret teinté d'humanité, et de son infirmière comme d'une vengeresse, prise à travers des feux croisés. C'est la sortie rapprochée des deux films, dans deux registres opposés et complémentaires, en yin / yang, qui autorise ce voisinage des impressions, cette sensation physique que les acteurs sont sortis de leur tableau, comme le tyran de Takikardie dans Le Roi et L'Oiseau.

La Rafle rétablit donc l'empathie en même temps qu'une partie de la réalité historique, là où Inglorious Basterds de Tarantino fait délirer l'Histoire afin que le cinéma prenne sa revanche sur le nazisme. La vengeance est chez l'Américain comme une jouissance qui fait triompher a posteriori Hollywood sur la propagande de Goebbels. On joue propagande contre propagande, à armes inégales. Le spectacle du massacre des nazis est juste "la meilleure sortie de cinéma" que l'on puisse rêver de voir. La transgression historique ultime étant de les rendre effrayants tout en les ridiculisant.

Archéologie affective et historique

La Rafle est le produit d'un travail journaliste et historique - discuté par des survivants des camps français comme Michel Muller - assisté par Serge Klarsfeld. Grâce aux témoignages de survivants, on obtient une sorte d'archéologie à la fois affective et historique. Or, comme l'écrit Boris Cyrulnik dans Autobiographie d'un Epouvantail, "la véritié narrative n'est (...) pas tout à fait la vérité historique. L'historien part à la recherche d'archives qui tiennent ensemble grâce à une théorie qui leur donne cohérence. Alors que le récit que vous faites de votre existence n'est composé que d'événements relationnels où vous revoyez le film de vos rencontres amicales, de vos rituels familiaux ou des conflits avec votre entourage. Le socle de votre biographie est rempli par ce que vous avez extrait de votre contexte : votre monde intime est peuplé par les autres !". C'est ainsi lorsque l'histoire ne témoigne pas "d'elle-même". Il faut peut-être un film, ou une œuvre de fiction, pour que s'harmonisent récits intimes et récits d'alentour (familiaux, sociaux, culturels...).

Lorsque Lanzmann fait témoigner Jan Karski dans son film Le Rapport Karski, fraîchement diffusé sur Arte, c'est du théâtre mais c'est aussi sa vérité historique qu'il donne pour des faits qu'il est pratiquement le seul à pouvoir attester. Sans ce document, le livre Jan Karski de Yannick Haenel, qui romance la réaction de Roosevelt de manière totalement erronée à l'annonce du massacre des Juifs, peut être pris comme un "scoop littéraire", même si le livre est édité dans la catégorie roman.

Si Liberté de Tony Gatlif, sur le sort des Tziganes pendant les années d'occupation, est dit "inspiré de faits réels", La Rafle est précédé de la mention : "tous les événements du film ont vraiment eu lieu lors de l'été 1942". Pourquoi alors enjoliver certains détails ? Il y a en ce sens de nombreux morphings entre les images d'archives et les images du film qui s'ouvre sur des scènes type "Les Choristes à Montmatre" que certains journaux trouveront insupportables. Je ne peux à ce propos me résoudre à comprendre comment, lorsqu'il s'agit d'un film aussi kitsch mais agréable que Crazy Heart, la plupart des critiques se touchent sur le vieux chanteur country alcoolique, les bouges sudistes où il se produit, le pathos de son histoire d'amour, alors qu'il ont en détestation le Montmartre d'avant-guerre, celui post Mac Orlan des gosses en béret et en culotte courte qui s'attendent au coin d'une butte pour aller à l'école et croisent sur leur chemin quelque boulangère vulgaire et parfois raciste. On ne peut pas intenter à La Rafle le même procès qu'à Amélie Poulain dont l'action était contemporaine à la sortie du film.

On a aussi peine à trouver crédible les scènes représentant Hitler en bonne compagnie au niz d'aigle jusqu'à ce qu'on passe de la fiction à l'image d'archive, et que la démonstration convainque un peu. Cette équivalence entre la fiction et l'archive est sans cesse en démonstration dans le film, ce que Didier Perron à Libération appelle : "chantage à l'exactitude" (le genre de formule qui fait de beaux chapos journalistiques, mais il faut bien frapper, être un "tireur d'élite" comme disait Gainsbourg). Et c'est ce qui a mis mal à l'aise les critiques, arguant de la vanité d'une telle tentative de représentation au cinéma. Mais si la littérature le fait, pourquoi pas le cinéma ? Par contre, au moindre écart esthétique, sémantique... Le film perd de fait le double de points et se retrouve avec une note passable. Et tandis que Monumenta, la dernière installation de Christian Boltanski au Grand Palais invente une fiction d'archives dont se détache "une impression de mémoire", La Rafle provoque la rencontre d'histoires personnelles avec l'histoire collective qui est vécue pour la plupart des critiques comme une injonction à la mémoire, du fait de la place prise tout d'un coup par ces "vies minuscules".

Pour en savoir plus sur les camps d'internements du Loiret, se reporter au site internet du CERCIL, centre de recherche basé à Orléans :
http://www.ac-orleans-tours.fr/culture/cercil.htm